Read A Season in Hell & Illuminations Page 11


  —Qu’y puis-je? Je connais le travail; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde … je le vois bien. C’est trop simple, et il fait trop chaud; on se passera de moi. J’ai mon devoir, j’en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.

  Ma vie est usée. Allons! feignons, fainéantons, ô pitié! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,—prêtre! Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr …

  Je reconnais là ma sale éducation d’enfance. Puis quoi! … Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans …

  Non! non! à présent je me révolte contre la mort! Le travail paraît trop léger à mon orgueil: ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j’attaquerais à droite, à gauche …

  Alors,—oh!—chère pauvre âme, l’éternité serait-elle pas perdue pour nous!

  MATIN

  N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or,—trop de chance! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler!

  Pourtant, aujourd’hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C’était bien l’enfer; l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes.

  Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent, toujours, sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l’âme, l’esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer—les premiers!—Noël sur la terre!

  Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons pas la vie.

  ADIEU

  L’automne déjà!—Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine,—loin des gens qui meurent sur les saisons.

  L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment … J’aurais pu y mourir … L’affreuse évocation! J’exècre la misère.

  Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort!

  —Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée!

  Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!

  Suis-je trompé? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi?

  Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

  Mais pas une main amie! et où puiser le secours?

  Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère.

  Car je puis dire que la victoire m’est acquise: les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent,—des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes.—Damnés, si je me vengeais!

  Il faut être absolument moderne.

  Point de cantiques: tenir le pas gagné. Dure nuit! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau! … Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

  Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

  Que parlais-je de main amie! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs,—j’ai vu l’enfer des femmes là-bas;—et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

  Avril-août, 1873

  APRÈS LE DÉLUGE

  Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

  Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.

  Oh les pierres précieuses qui se cachaient,—les fleurs qui regardaient déjà.

  Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.

  Le sang coula, chez Barbe-Bleue,—aux abattoirs,—dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.

  Les castors bâtirent. Les «mazagrans» fumèrent dans les estaminets.

  Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.

  Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.

  Madame établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.

  Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

  Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym,—et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.

  Sourds, étang,—Écume, roule sur le pont et par-dessus les bois;—draps noirs et orgues,—éclairs et tonnerres,—montez et roulez;—Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

  Car depuis qu’ils se sont dissipés,—oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes!—c’est un ennui! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons.

  ENFANCE

  I

  Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.

  À la lisière de la forêt—les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent,—la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.

  Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés—jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques[,] petites étrangères et personnes doucement malheureuses.

  Quel ennui, l’heure du «cher corps» et «cher cœur».

  II

  C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers.—La jeune m
aman trépassée descend le perron—La calèche du cousin crie sur le sable—Le petit frère—(il est aux Indes!) là, devant le couchant, sur le pré d’œillets.—Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées.

  L’essaim des feuilles d’or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi.—On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre; les persiennes sont détachées.—Le curé aura emporté la clef de l’église.—Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées … Les palissades sont si hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes. D’ailleurs il n’y a rien à voir là dedans.

  Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L’écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.

  Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes.

  III

  Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.

  Il y a une horloge qui ne sonne pas.

  Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.

  Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.

  Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.

  Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.

  Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

  IV

  Je suis le saint, en prière sur la terrasse,—comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

  Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

  Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

  Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel.

  Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

  V

  Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief—très loin sous terre.

  Je m’accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.—

  À une distance énorme au dessus de mon salon souterrain, les maisons s’implantent, les brumes s’assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin!

  Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.

  Aux heures d’amertume je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte?

  CONTE

  Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

  —Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles.—Les femmes réapparurent.

  Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations.—Tous le suivaient.

  Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces.—La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

  Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

  Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe! d’un bonheur indicible, insupportable même! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.

  Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

  La musique savante manque à notre désir.

  PARADE

  Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d’été, rouges et noirs, tricolores, d’acier piqué d’étoiles d’or; des faciès déformés, plombés, blêmis[,] incendiés; des enrouements folâtres! La démarche cruelle des oripeaux!—Il y a quelques jeunes,—comment regarderaient-ils Chérubin?—pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant.

  Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été, Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons «bonnes filles». Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

  J’ai seul la clef de cette parade sauvage.

  ANTIQUE

  Gracieux fils de Pan! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

  BEING BEAUTEOUS

  Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté,—elle recule, elle se dresse. Oh! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.

  Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger!

  VIES

  I

  Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées.—Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée.—Exilé ici j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que
vous trouvâtes. Je vois la suite! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend?

  II

  Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine: l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau,—j’attends de devenir un très méchant fou.

  III

  Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.