inquiet de l'état de la mer, qui déferlait violemment sur l'avant de son embarcation. Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de temps à atteindre l'île Lincoln qu'il n'en avait employé à gagner l'île Tabor.
En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit heures que le Bonadventure était parti, et rien n'indiquait qu'il fût dans les parages de l'île. Il était impossible, d'ailleurs, pour évaluer la route parcourue, de s'en rapporter à l'estime, car la direction et la vitesse avaient été trop irrégulières.
Vingt-quatre heures après, il n'y avait encore aucune terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. Il fallut manœuvrer avec rapidité les voiles de l'embarcation, que des coups de mer couvraient en grand, prendre des ris, et souvent changer les amures, en courant de petits bords. Il arriva même que, dans la journée du 18, le Bonadventure fut entièrement coiffé par une lame, et si ses passagers n'eussent pas pris d'avance la précaution de s'attacher sur le pont, ils auraient été emportés.
Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons, très occupés à se dégager, reçurent une aide inespérée du prisonnier, qui s'élança par l'écoutille, comme si son instinct de marin eût pris le dessus, et brisa les pavois d'un vigoureux coup d'espar, afin de faire écouler plus vite l'eau qui emplissait le pont; puis, l'embarcation dégagée, sans avoir prononcé une parole, il redescendit dans sa chambre.
Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument stupéfaits, l'avaient laissé agir.
Cependant la situation était mauvaise, et le marin avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer, sans aucune possibilité de retrouver sa route!
La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois, vers onze heures, le vent calmit, la houle tomba, et le Bonadventure, moins secoué, acquit une vitesse plus grande. Du reste, il avait merveilleusement tenu la mer.
Ni Pencroff, ni Gédéon Spilett, ni Harbert ne songèrent à prendre même une heure de sommeil. Ils veillèrent avec un soin extrême, car ou l'île Lincoln ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté par des courants, avait dérivé sous le vent, et il devenait presque impossible alors de rectifier sa direction.
Pencroff, inquiet au dernier degré, ne désespérait pas cependant, car il avait une âme fortement trempée, et, assis au gouvernail, il cherchait obstinément à percer cette ombre épaisse qui l'enveloppait.
Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup :
« Un feu! Un feu ! » S’écria-t-il.
Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. L'île Lincoln était là, et cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith, montrait la route à suivre.
Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de l'horizon comme une étoile de première grandeur.
CHAPITRE QUINZIÈME
Le lendemain, 20 octobre, à sept heures du matin, après quatre jours de voyage, le Bonadventure venait s'échouer doucement sur la grève, à l'embouchure de la Mercy.
Cyrus Smith et Nab, très inquiets de ce mauvais temps et de la prolongation d'absence de leurs compagnons, étaient montés dès l'aube sur le plateau de Grande-Vue, et ils avaient enfin aperçu l'embarcation qui avait tant tardé à revenir !
« Dieu soit loué! Les voilà! » S’était écrié Cyrus Smith.
Quant à Nab, dans sa joie, il s'était mis à danser, à tourner sur lui-même en battant des mains et en criant : « Oh! Mon maître! » Pantomime plus touchante que le plus beau discours!
La première idée de l'ingénieur, en comptant les personnes qu'il pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff n'avait pas retrouvé le naufragé de l'île Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s'était refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre.
Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure.
Au moment où l'embarcation accosta, l'ingénieur et Nab l'attendaient sur le rivage, et avant que les passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith leur disait :
« Nous avons été bien inquiets de votre retard, mes amis ! Vous serait-il arrivé quelque malheur?
Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s'est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela.
Cependant, reprit l'ingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous n'êtes que trois comme au départ ?
Faites excuse, monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre!
Vous avez retrouvé ce naufragé?
Oui.
Et vous l'avez ramené?
Oui.
Vivant?
Oui.
Où est-il? Quel est-il?
C'est, répondit le reporter, ou plutôt c'était un homme! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire! »
L'ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui s'était passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de l'îlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture s'était faite d'un naufragé qui semblait ne plus appartenir à l'espèce humaine.
« Et c'est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de l'amener ici.
Certes, vous avez bien fait, Pencroff! répondit vivement l'ingénieur.
Mais ce malheureux n'a plus de raison!
Maintenant, c'est possible, répondit Cyrus Smith; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que l'isolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état!
Mais, monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que l'abrutissement de ce malheureux ne remonte qu'à quelques mois seulement?
Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit l'ingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document.
A moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, qu'il n'ait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis.
C'est impossible, mon cher Spilett.
Pourquoi donc? demanda le reporter.
Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et qu'il ne parle que d'un seul. »
Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux d'une sorte de résurrection passagère qui s'était faite dans l'esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente.
« Bien, Harbert, répondit l'ingénieur, tu as raison d'attacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et c'est le désespoir qui en a fait ce qu'il est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu’il y a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons! ».
Le naufragé de l'île Tabor, à la grande pitié de l'ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu'il occupait sur l'avant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout d'abord la volonté de s'enfuir.
Mais Cyrus Smith, s'approchant, lui mit la main sur l'épaule par un geste plein d'autorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front s'inclina, et il ne fit plus aucune résistance.
« Pauvre abandonné I » murmura l'ingénieur.
Cyrus Smith l'avait attentivement observé. A en juger par l'apparence, ce misérable être n'avait plus rien d'humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que l'avait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur d'intelligence.
Il fut décidé que l'abandonné, ou plutôt l'inconnu, car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent déso
rmais, demeurerait dans une des chambres de Granite-house, d'où il ne pouvait s'échapper, d'ailleurs. Il s'y laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer qu'un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de l'île Lincoln.
Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage d'exploration à l'îlot. Il fut d'accord avec ses amis sur ce point, que l'inconnu devait être Anglais ou Américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, d'ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, l'ingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de l'Anglo-Saxon.
« Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s'adressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage, et nous ne savons rien, sinon qu'il t'aurait étranglé, si nous n'avions eu la chance d'arriver à temps pour te secourir I
Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui s'est passé. J'étais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand j'ai entendu comme le bruit d'une avalanche qui tombait d'un arbre très élevé. J'eus à peine le temps de me retourner... Ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, s'était précipité sur moi en moins de temps que je n'en mets à vous le dire, et sans M. Spilett et Pencroff...
Mon enfant! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre