Read Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie Page 38

lui sont revenues, eh bien, nous verrons! »

  Huit jours ! Cela remettait le retour à Granite-house aux premiers jours de décembre seulement.

  A cette époque, le printemps avait déjà deux mois de date. Le temps était beau, et la chaleur commençait à devenir forte. Les forêts de l'île étaient en pleine frondaison, et le moment approchait où les récoltes accoutumées devraient être faites. La rentrée au plateau de Grande-Vue serait donc suivie de grands travaux agricoles qu'interromprait seule l'expédition projetée dans l'île.

  On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. Mais s'ils étaient obligés de se courber devant la nécessité, ils ne le faisaient pas sans impatience.

  Une ou deux fois, le reporter se hasarda sur la route et fit le tour de l'enceinte palissadée. Top l'accompagnait, et Gédéon Spilett, sa carabine armée, était prêt à tout événement.

  Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace suspecte. Son chien l'eût averti de tout danger, et comme Top n'aboya pas, on pouvait en conclure qu'il n'y avait rien à craindre, en ce moment du moins, et que les convicts étaient occupés dans une autre partie de l'île.

  Cependant, à sa seconde sortie, le 27 novembre, Gédéon Spilett, qui s'était aventuré sous bois pendant un quart de mille, dans le sud de la montagne, remarqua que Top sentait quelque chose. Le chien n'avait plus son allure indifférente; il allait et venait, furetant dans les herbes et les broussailles, comme si son odorat lui eût révélé quelque objet suspect.

  Gédéon Spilett suivit Top, l'encouragea, l'excita de la voix, tout en ayant l'œil aux aguets, la carabine épaulée, et en profitant de l'abri des arbres pour se couvrir. Il n'était pas probable que Top eût senti la présence d'un homme, car, dans ce cas, il l'aurait annoncée par des aboiements à demi contenus et une sorte de colère sourde. Or, puisqu'il ne faisait entendre aucun grondement, c'est que le danger n'était ni prochain, ni proche.

  Cinq minutes environ se passèrent ainsi, Top furetant, le reporter le suivant avec prudence, quand, tout à coup, le chien se précipita vers un épais buisson et en tira un lambeau d'étoffe.

  C'était un morceau de vêtement, maculé, lacéré, que Gédéon Spilett rapporta immédiatement au corral.

  Là, les colons l'examinèrent, et ils reconnurent que c'était un morceau de la veste d'Ayrton, morceau de ce feutre uniquement fabriqué à l'atelier de Granite-house.

  « Vous le voyez, Pencroff, fit observer Cyrus Smith, il y a eu résistance de la part du malheureux Ayrton. Les convicts l'ont entraîné malgré lui ! Doutez-vous encore de son honnêteté ?

  —- Non, monsieur Cyrus, répondit le marin, et voilà longtemps que je suis revenu de ma défiance d'un instant! Mais il y a, ce me semble, une conséquence à tirer de ce fait.

  Laquelle ? demanda le reporter.

  C'est qu'Ayrton n'a pas été tué au corral! C'est qu'on l'a entraîné vivant, puisqu'il a résisté! Or, peut-être vit-il encore!

  Peut-être, en effet, » répondit l'ingénieur, qui demeura pensif.

  Il y avait là un espoir, auquel pouvaient se reprendre les compagnons d'Ayrton. En effet, ils avaient dû croire que, surpris au corral, Ayrton était tombé sous quelque balle, comme était tombé Harbert. Mais, si les convicts ne l'avaient pas tué tout d'abord, s'ils l'avaient emmené vivant dans quelque autre partie de l'île, ne pouvait-on admettre qu'il fût encore leur prisonnier ? Peut-être même l'un d'eux avait-il retrouvé dans Ayrton un ancien compagnon d'Australie, le Ben Joyce, le chef des convicts évadés ? Et qui sait s'ils n'avaient pas conçu l'espoir impossible de ramener Ayrton à eux ? Il leur eût été si utile, s'ils avaient pu en faire un traître!...

  Cet incident fut donc favorablement interprété au corral, et il ne sembla plus impossible qu'on retrouvât Ayrton. De son côté, s'il n'était que prisonnier, Ayrton ferait tout, sans doute, pour échapper aux mains de ces bandits, et ce serait un puissant auxiliaire pour les colons!

  « En tout cas, fit observer Gédéon Spilett, si, par bonheur, Ayrton parvient à se sauver, c'est à Granite-house qu'il ira directement, car il ne connaît pas la tentative d'assassinat dont Harbert a été victime, et, par conséquent, il ne peut croire que nous soyons emprisonnés au corral.

  Ah! Je voudrais qu'il y fût, à Granite-house! s'écria Pencroff, et que nous y fussions aussi! Car enfin, si les coquins ne peuvent rien tenter contre notre demeure, du moins peuvent-ils saccager le plateau, nos plantations, notre basse-cour! »

  Pencroff était devenu un vrai fermier, attaché de cœur à ses récoltes. Mais il faut dire qu'Harbert était plus que tous impatient de retourner à Granite-house, car il savait combien la présence des colons y était nécessaire. Et c'était lui qui les retenait au corral ! Aussi cette idée unique occupait-elle son esprit : quitter le corral, le quitter quand même! Il croyait pouvoir supporter le transport à Granite-house. Il assurait que les forces lui reviendraient plus vite dans sa chambre, avec l'air et la vue de la mer !

  Plusieurs fois il pressa Gédéon Spilett, mais celui-ci, craignant, avec raison, que les plaies d'Harbert, mal cicatrisées, ne se rouvrissent en route, ne donnait pas l'ordre de partir.

  Cependant, un incident se produisit, qui entraîna Cyrus Smith et ses deux amis à céder aux désirs du jeune garçon, et Dieu sait ce que cette détermination pouvait leur causer de douleurs et de remords!

  On était au 29 novembre. Il était sept heures du matin. Les trois colons causaient dans la chambre d'Harbert, quand ils entendirent Top pousser de vifs aboiements.

  Cyrus Smith, Pencroff et Gédéon Spilett saisirent leurs fusils, toujours prêts à faire feu, et ils sortirent de la maison.

  Top, ayant couru au pied de l'enceinte palissadée, sautait, aboyait, mais c'était contentement, non colère.

  « Quelqu'un vient!

  Oui!

  Ce n'est pas un ennemi!

  Nab, peut-être ?

  Ou Ayrton ? »

  A peine ces mots avaient-ils été échangés entre l'ingénieur et ses deux compagnons, qu'un corps bondissait pardessus la palissade et retombait sur le sol du corral.

  C'était Jup, maître Jup en personne, auquel Top fit un véritable accueil d'ami!

  « Jup! s'écria Pencroff.

  C'est Nab qui nous l'envoie! dit le reporter.

  Alors, répondit l'ingénieur, il doit avoir quelque billet sur lui. »

  Pencroff se précipita vers l'orang. Evidemment, si Nab avait eu quelque fait important à faire connaître à son maître, il ne pouvait employer un plus sûr et plus rapide messager, qui pouvait passer là où ni les colons ni Top lui-même n'auraient peut-être pu le faire.

  Cyrus Smith ne s'était pas trompé. Au cou de Jup était pendu un petit sac, et dans ce sac se trouvait un billet tracé de la main de Nab.

  Que l'on juge du désespoir de Cyrus Smith et de ses compagnons, quand ils lurent ces mots :

  « Vendredi, 6 h. matin.

  « Plateau envahi par les convicts !

  « Nab. »

  Ils se regardèrent sans prononcer un mot, puis ils rentrèrent dans la maison. Que devaient-ils faire ? Les convicts au plateau de Grande-Vue, c'était le désastre, la dévastation, la ruine!

  Harbert, en voyant rentrer l'ingénieur, le reporter et Pencroff, comprit que la situation venait de s'aggraver, et quand il aperçut Jup, il ne douta plus qu'un malheur ne menaçât Granite-house.

  « Monsieur Cyrus, dit-il, je veux partir. Je puis supporter la route! Je veux partir! »

  Gédéon Spilett s'approcha d'Harbert. Puis, après l'avoir regardé :

  « Partons donc! » dit-il.

  La question fut vite décidée de savoir si Harbert serait transporté sur une civière ou dans le chariot qui avait été amené par Ayrton au corral. La civière aurait eu des mouvements plus doux pour le blessé, mais elle nécessitait deux porteurs, c'est-à-dire que deux fusils manqueraient à la défense, si une attaque se produisait en route.

  Ne pouvait-on, au contraire, en employant le chariot, laisser tous les bras disponibles ? Etait-il donc
impossible d'y placer les matelas sur lesquels reposait Harbert et de s'avancer avec tant de précaution que tout choc lui fût évité ? On le pouvait.

  Le chariot fut amené. Pencroff y attela l'onagga. Cyrus Smith et le reporter soulevèrent les matelas d'Harbert, et ils les posèrent sur le fond du chariot entre les deux ridelles.

  Le temps était beau. De vifs rayons de soleil se glissaient à travers les arbres.

  « Les armes sont-elles prêtes ? » demanda Cyrus Smith.

  Elles l'étaient. L'ingénieur et Pencroff, armés chacun d'un fusil à deux coups, et Gédéon Spilett, tenant sa carabine, n'avaient plus qu'à partir.

  « Es-tu bien, Harbert? demanda l'ingénieur.

  Ah ! monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon, soyez tranquille, je ne mourrai pas en route! »

  En parlant ainsi, on voyait que le pauvre enfant faisait appel à toute son énergie, et que, par une suprême volonté, il retenait ses forces prêtes à s'éteindre.

  L'ingénieur sentit son cœur se serrer douloureusement. Il hésita encore à donner le signal du départ. Mais c'eût été désespérer Harbert, le tuer peut-être.

  « En route! » dit Cyrus Smith.

  La porte du corral fut ouverte. Jup et Top, qui savaient se taire à propos, se précipitèrent en avant. Le chariot sortit, la porte fut refermée, et l'onagga, dirigé par Pencroff, s'avança d'un pas lent.

  Certes, mieux aurait valu prendre une route autre que celle qui allait directement du corral à Granite-house, mais le chariot eût éprouvé de grandes difficultés à se mouvoir sous bois. Il fallut