aride de l'île. On pouvait reconnaître déjà que, de ces nombreuses vallées qui se ramifiaient à la base du mont Franklin, trois seulement étaient boisées et riches en pâturages comme celle du corral, qui confinait par l'ouest à la vallée de la rivière de la Chute, et, par l'est, à la vallée du creek Rouge. Ces deux ruisseaux, changés plus bas en rivières par l'absorption de quelques affluents, se formaient de toutes les eaux de la montagne et déterminaient ainsi la fertilité de sa portion méridionale. Quant à la Mercy, elle était plus directement alimentée par d'abondantes sources, perdues sous le couvert du bois de Jacamar, et c'étaient également des sources de cette nature qui, s'épanchant par mille filets, abreuvaient le sol de la presqu'île Serpentine.
Or, de ces trois vallées où l'eau ne manquait pas, l'une aurait pu servir de retraite à quelque solitaire qui y eût trouvé toutes les choses nécessaires à la vie. Mais les colons les avaient déjà explorées, et nulle part ils n'avaient pu constater la présence de l'homme.
Était-ce donc au fond de ces gorges arides, au milieu des éboulis de roches, dans les âpres ravins du nord, entre les coulées de laves, que se trouveraient cette retraite et son hôte ?
La partie nord du mont Franklin se composait uniquement à sa base de deux vallées, larges, peu profondes, sans apparence de verdure, semées de blocs erratiques, zébrées de longues moraines, pavées de laves, accidentées de grosses tumeurs minérales, saupoudrées d'obsidiennes et de labradorites. Cette partie exigea de longues et difficiles explorations. Là se creusaient mille cavités, peu confortables sans doute, mais absolument dissimulées et d'un accès difficile. Les colons visitèrent même de sombres tunnels qui dataient de l'époque plutonienne, encore noircis par le passage des feux d'autrefois, et qui s'enfonçaient dans le massif du mont. On parcourut ces sombres galeries, on y promena des résines enflammées, on fouilla les moindres excavations, on sonda les moindres profondeurs. Mais partout le silence, l'obscurité. Il ne semblait pas qu'un être humain eût jamais porté ses pas dans ces antiques couloirs, que son bras eût jamais déplacé un seul de ces blocs. Tels ils étaient, tels le volcan les avait projetés au-dessus des eaux à l'époque de l'émersion de l'île.
Cependant, si ces substructions parurent être absolument désertes, si l'obscurité y était complète, Cyrus Smith fut forcé de reconnaître que l'absolu silence n'y régnait pas.
En arrivant au fond de l'une de ces sombres cavités, qui se prolongeaient sur une longueur de plusieurs centaines de pieds à l'intérieur de la montagne, il fut surpris d'entendre de sourds grondements, dont la sonorité des roches accroissait l'intensité.
Gédéon Spilett, qui l'accompagnait, entendit également ces lointains murmures, qui indiquaient une revivification des feux souterrains. A plusieurs reprises, tous deux écoutèrent, et ils furent d'accord sur ce point que quelque réaction chimique s'élaborait dans les entrailles du sol.
« Le volcan n'est donc pas totalement éteint? dit le reporter.
Il est possible que, depuis notre exploration du cratère, répondit Cyrus Smith, quelque travail se soit accompli dans les couches inférieures. Tout volcan, bien qu'on le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer.
Mais si une éruption du mont Franklin se préparait, demanda Gédéon Spilett, est-ce qu'il n'y aurait pas danger pour l'île Lincoln ?
Je ne le pense pas, répondit l'ingénieur. Le cratère, c'est-à-dire la soupape de sûreté, existe, et le trop-plein des vapeurs et des laves s'échappera, comme il le faisait autrefois, par son exutoire accoutumé.
A moins que ces laves ne se frayent un nouveau passage vers les parties fertiles de l'île 1
Pourquoi, mon cher Spilett, répondit Cyrus Smith, pourquoi ne suivraient-elles pas la route qui leur est naturellement tracée ?
Eh! Les volcans sont capricieux! répondit le reporter.
Remarquez, reprit l'ingénieur, que l'inclinaison de tout le massif du mont Franklin favorise l'épanchement des matières vers les vallées que nous explorons en ce moment. Il faudrait qu'un tremblement de terre changeât le centre de gravité de la montagne pour que cet épanchement se modifiât.
Mais un tremblement de terre est toujours à craindre dans ces conditions, fit observer Gédéon Spilett.
Toujours, répondit l'ingénieur, surtout quand les forces souterraines commencent à se réveiller et que les entrailles du globe risquent d'être obstruées, après un long repos. Aussi, mon cher Spilett, une éruption serait-elle pour nous un fait grave, et vaudrait-il beaucoup mieux que ce volcan n'eût pas la velléité de se réveiller! Mais nous n'y pouvons rien, n'est-ce pas ? En tout cas, quoi qu'il arrive, je ne crois pas que notre domaine de Grande-Vue puisse être sérieusement menacé. Entre lui et la montagne, le sol est notablement déprimé, et si jamais les laves prenaient le chemin du lac, elles seraient rejetées sur les dunes et les portions voisines du golfe du Requin.
Nous n'avons encore vu à la tête du mont aucune fumée qui indique quelque éruption prochaine, dit Gédéon Spilett.
Non, répondit Cyrus Smith, pas une vapeur ne s'échappe du cratère, dont précisément hier j'ai observé le sommet. Mais il est possible que, à la partie inférieure de la cheminée, le temps ait accumulé des rocs, des cendres, des laves durcies, et que cette soupape dont je parlais soit trop chargée momentanément. Mais, au premier effort sérieux, tout obstacle disparaîtra, et vous pouvez être certain, mon cher Spilett, que ni l'île, qui est la chaudière, ni le volcan, qui est la cheminée, n'éclateront sous la pression des gaz. Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait qu'il n'y eût pas d'éruption.
Et cependant nous ne nous trompons pas, reprit le reporter. On entend bien de sourds grondements dans les entrailles mêmes du volcan!
En effet, répondit l'ingénieur, qui écouta encore avec une extrême attention, il n'y a pas à s'y tromper... Là se fait une réaction dont nous ne pouvons évaluer l'importance ni le résultat définitif. »
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, après être sortis, retrouvèrent leurs compagnons, auxquels ils firent connaître cet état de choses.
« Bon! s'écria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes! Mais qu'il essaye! Il trouvera son maître!...
Qui donc ? demanda Nab.
Notre génie, Nab, notre génie, qui lui bâillonnera son cratère, s'il fait seulement mine de l'ouvrir! »
On le voit, la confiance du marin envers le dieu spécial de son île était absolue, et, certes, la puissance occulte qui s'était manifestée jusqu'ici par tant d'actes inexplicables paraissait être sans limites; mais, aussi, elle sut échapper aux minutieuses recherches des colons, car, malgré tous leurs efforts, malgré le zèle, plus que le zèle, la ténacité qu'ils apportèrent à leur exploration, l'étrange retraite ne put être découverte.
Du 19 au 25 février, le cercle des investigations fut étendu à toute la région septentrionale de l'île Lincoln, dont les plus secrets réduits furent fouillés. Les colons en arrivèrent à sonder chaque paroi rocheuse, comme font des agents aux murs d'une maison suspecte. L'ingénieur prit même un levé très exact de la montagne, et il porta ses fouilles jusqu’'aux dernières assises qui la soutenaient. Elle fut explorée ainsi même à la hauteur du cône tronqué qui terminait le premier étage des roches, puis jusqu'à l'arête supérieure de cet énorme chapeau au fond duquel s'ouvrait le cratère.
On fit plus : on visita le gouffre, encore éteint, mais dans les profondeurs duquel des grondements se faisaient distinctement entendre. Cependant, pas une fumée, pas une vapeur, pas un échauffement de la paroi n'indiquaient une éruption prochaine. Mais ni là, ni en aucune autre partie du mont Franklin, les colons ne trouvèrent les traces de celui qu'ils cherchaient.
Les investigations furent alors dirigées sur toute la région des dunes. On visita avec soin les hautes murailles laviques du golfe du Requin, de la base à la crête, bien qu'il fût extrêmement difficile d'atteindre le niveau même du golfe. Personne! Rien!
Finalement, ces deux mots résumèrent tant de fatigues inutilement dépensées, tant d'obstination qui ne
produisit aucun résultat, et il y avait comme une sorte de colère dans la déconvenue de Cyrus Smith et de ses compagnons.
Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. Les colons étaient véritablement en droit de croire que l'être mystérieux ne résidait pas à la surface de l'île, et alors les plus folles hypothèses hantèrent leurs imaginations surexcitées. Pencroff et Nab, particulièrement, ne se contentaient plus de l'étrange et se laissaient emporter dans le monde du surnaturel.
Le 25 février, les colons rentraient à Granite-house, et au moyen de la double corde, qu'une flèche reporta au palier de la porte, ils rétablirent la communication entre leur domaine et le sol.
Un mois plus tard, ils saluaient, au vingt-cinquième jour de mars, le troisième anniversaire de leur arrivée sur l'île Lincoln!
CHAPITRE TRENTE QUATRE
Trois ans s'étaient écoulés depuis que les prisonniers de Richmond s'étaient enfuis, et que de fois, pendant ces trois années, ils parlèrent de la patrie, toujours présente à leur pensée!
Ils ne mettaient pas en doute que la guerre civile ne fût alors terminée, et il leur semblait impossible que la juste cause du Nord n'eût pas vaincu. Mais quels avaient été les incidents de cette terrible guerre? Quel sang avait-elle