Read Le Coucou Page 10

J’adore l’énergie qui se dégage de Manhattan, m’y retrouver me fait toujours vibrer.

  J’avais alors trente deux ans, et je me décrirais comme menue, et plutôt jolie. Je compensais ma petite taille par des talons, et j’avais la folie du shopping des chaussures. Je revenais d’une séance d’essayage de deux heures à Saks Fifth Avenue. J’avais ramené dans ma chambre deux paires sublimes des fameuses chaussures à semelles en cuir rouge. Elles me faisaient bien gagner douze centimètres, comme la cinquantaine de paires dans mon placard à chaussures et, c’était indéniable, changeaient le regard des hommes au travail, dans le rapport de séduction et parfois de force au quotidien.

  J’avais rencontré Michael à l’aéroport en arrivant. Nous nous rendions au même séminaire, et il avait emprunté ma limousine. En ce début de soirée, nous prenions un drink, avant de partir chacun vers notre diner respectif.

  C’était Halloween, la ville était lumineuse et gaie malgré le froid, et nous avions croisé des bandes d’enfants joyeux, déguisés en sorcières, fantômes et vampires, munis de seau en forme de citrouille remplis de bonbons.

  Je lui racontais l’anecdote des bonbons perdus quand j’habitais New York ; ma mère m’obligeait à rendre les bonbons qu’on me donnait, elle en donnait de pleines poignées aux enfants qui venaient sonner chez nous ; pour elle, les bonbons américains étaient mauvais pour la santé, bourrés de colorants cancérigènes et de sucre, et néfastes pour ma dentition de petite fille modèle. J’en avais gardé un goût immodéré pour les biscuits en chocolat avec de la vanille au milieu, et les bonbons de toutes sortes, réglisses, fraises enrobées de sucre et nounours en guimauve. Il sourit.

  Je le trouvais le visage plus maigre qu’avant, son rayonnement permanent dans le regard avait disparu, et sa mâchoire se crispait parfois nerveusement. Visiblement, ce n’était plus le Michael sûr de lui et fanfaronnant que j’avais connu.

  - “Et toi comment vas-tu?”

  Il avait envie de parler.

  - “Tu sais, j’ai assisté au vol des deux avions près des tours de Manhattan. Je ne m’en suis pas vraiment remis.Tout le monde a écrit dessus. La chute de la première...on pouvait voir la fumée sortir de la tour, quelqu’un a dit elle va tomber ! Sur le coup, on n’y croyait pas. C’était trop improbable. Cela paraissait absurde, comme une vision qui disparait quand on se frotte les yeux. J’habitais alors le quartier de Wall Street...les papiers qui volaient, l’odeur terrible pendant des jours,...Je suis resté par solidarité, j’aurais trouvé criminel de ma part d’abandonner ce quartier après la tragédie. Mon immeuble n’était pas touché, mais le trou béant, Ground zéro n’était pas loin. Je peux te dire que si tu n’es pas dépressif, tu le deviens rapidement à côtoyer cet environnement. En tout cas, moi j’ai quitté ma femme à ce moment là...”

  J’écoutais et n’osais plus toucher à la nourriture et aux boissons devant nous, qui paraissaient soudain indécentes.

  Michael avait toujours été d’allure mince, il m’apparaissait presque anorexique ; sa chevelure volumineuse, blond grisé, et sa longue frange, contrastaient avec son visage maigre.

  Je venais d’arriver à New York pour un séminaire web 2.0, et étais un peu jet laggée. J’écoutais sa voix, il parlait français avec un accent canadien anglais, et avalait ses fins de phrases. Aussi, je me concentrais sur son intonation.

  C’était les premières phrases qu’il émettait, car dans la limousine, il était resté silencieux à regarder défiler les ponts suspendus et les buildings éclairés au loin.

  L’arrivée du barman nous demandant si tout allait bien, tout en enlevant bruyamment les noyaux d’olives me fit l’effet des gens rentrent dans votre distance intime corporelle : ils avancent un pas de trop, vous sentez leur haleine, et vous avez tendance à faire un pas en arrière, mais ils ne s’en rendent pas compte, et même parfois vous touchent le bras, alors que vous ne les connaissiez pas quelques minutes auparavant.

  Huit ans que je n’avais pas vu cet homme, et ce qu’il me dit en quelques minutes, me touchait, mais en même temps, allumait des capteurs d’alerte.

  - “On dit que les gens sont devenus plus gentils après les évènements de septembre 2011... “

  La phrase était banale, et il la balaya d’un revers de la main, comme s’il n’avait pas de temps à perdre sur terre à ce type d’échange standard.

  - “Moi, j’ai merdé. Il y avait une toute petite bonne femme juive, du service de presse du corporate, la peau blanche, les cheveux très noirs, elle avait un tailleur kaki très classique ce jour là, et des bottes à fermetures éclairs. Je n’ai pas oublié. Elle était un peu peureuse. Et ce matin là, elle m’a dit en prenant le café, tu as vu l’avion, il vole beaucoup trop bas ! Je n’ai pas pris le temps de regarder par les murs en verre de l’immeuble, et je lui ai dit moqueur: “Suzy, pas d’affolement, il ne faut pas inventer des histoires sur tout, rien de plus normal pour les avions de survoler Manhattan, et encore plus Central Park à côté.” Elle m’a regardée craintive et a rejoint son bureau. Et puis on a eu tous les appels, et puis plus rien, car ça ne marchait plus. Elle a mis des mois à me reparler...Comme si on était coupable tous les deux, et qu’une autre réplique aurait pu changer le destin de ces gens.”

  Il semblait plongé dans ses pensées.

  Une étude montre que les candidats qui en disent le moins possible lors d’un entretien de recrutement, et valorisent leurs interlocuteurs sont perçus comme le profil idéal, intelligent et à l’écoute. J’en ai lu une autre qui démontre que les personnes belles reçoivent plus d’attention de leurs professeurs et de leur hiérarchie, et sont payées en moyenne quinze pour cent de plus que les autres à poste comparable.

  Le silence s’éternisa. Je commandais deux autres Corona frappées, bien que nous n’ayons pas touché aux premières, juste pour chasser le serveur. Ce lounge prestigieux avait mal vieilli, trop sombre pour les critères de mode des nouveaux décorateurs, pourtant il n’avait que dix ans. Notre société se crée des besoins pour perpétuellement se renouveler et faire consommer, ce qui fait que même votre cuisine, qui durait une vie pour la génération d’avant, doit être changée tous les dix ans, sinon cela devient une faute de goût. Je tentais d’échapper à ce moment intense par des idées superficielles, et j’étais suffisamment lucide pour m’en rendre compte et porter un jugement sévère sur ma propre personne.

  Michael reprit :

  - “J’ai complètement changé après Septembre eleven.”

  J’ai une copine qui travaillait dans une compagnie aérienne au service qualité et sécurité ; elle vivait dans un bureau où dossiers électroniques et dossiers physiques étaient là pour montrer que l’impensable ne pouvait pas exister. Elle était devenue brocanteuse au Havre. Rien à voir. Son impuissance après l’évènement lui avait fait comprendre, d’après elle, qu’elle venait juste de perdre presque vingt ans de sa vie à des “process”, des “copil, ou comité de pilotage”, des “modes de gouvernance” et que son temps était compté sur terre. Elle avait donc commencé sa vraie vie, pour reprendre ses termes.

  Je voulus raconter son histoire à Michael, mais cela me sembla creux face à l’émotion sur son visage. J’avalais une gorgée de la première bouteille de Corona, un peu tiède maintenant.

  Michael se massa fermement a nuque comme s’il s’était coincé le dos et reprit la parole en me regardant dans les yeux, puis fixant la table comme si elle était douée d’une vie réelle.

  - “Oui, j’ai tout arrêté, je me suis dit qu’être le patron d’une grosse marque de yaourt, et de me préoccuper des dernières tendances alimentaires, n’était pas la vie que j’avais choisi. Je m’étais trompé, j’avais projeté ce que mes parents voulaient que je fasse après mon MBA, gros job, gros package, carrière internationale dans un gros groupe... Tout ça était rassurant, confortable, mais absolument futile et vain. J’ai décidé d’écrire sur mon grand-père. Oui, mon ancêtre. Je crois que je portais déjà son histoire en moi avant cette période, mais que cela m’a pous
sé à prendre mon stylo, à me mettre en branle...On dit comme ça?”

  J’acquiesçais en souriant. Sa question était typique des gens bilingues, soudain dans une conversation ils se souviennent que le mot peut vouloir dire autre chose, alors qu’ils l’utilisent à bon escient, et qu’au fond d’eux mêmes ils le savent parfaitement.

  Le serveur posa des nachos avec du coulis de fromage fondu dessus, alors que nous n’avions rien commandé, et il était déjà parti quand je l’interpellais.

  La junk food, adorée parfois comme la rebellion contre la cuisine française, les maillots de bain en trentre quatre, les conseils du cardiologue, me dégoutait soudain, à nouveau indécente par rapport aux mots, je plissais le nez, gênée par l’odeur du fromage chaud et repoussait le plat loin de nous. Michael n’y porta pas un regard.

  - “Mon grand-père était officier américain pendant la deuxième guerre mondiale. C’était un homme droit, avec des valeurs, très amoureux de sa femme, un bon père aussi, il a laissé des souvenirs merveilleux à ses enfants. Mon père a eu un frère et deux soeurs.

  Mon grand-père officier est mort à la guerre. Il a été assassiné par les Japonais, lâchement, en prison. C’est un scandale, je sais, ils ont mis...je veux dire le gouvernement, les média, tous... une chape de plomb autour de cela. Ces hommes sont des héros de guerre et ont été oublié des livres d’histoire. C’est profondément injuste, et c’est très lourd à porter quand on est le descendant d’un homme admirable, mort dans l’oubli, ignoré par sa patrie.”

  J’avais a nouveau perdu le regard de Michael qui regardait fixement la table, et je me demandais si j’avais bien entendu.

  Il reprit en passant la main dans ses cheveux comme pour les ramener en arrière, mais la mèche, par son implantation, revint naturellement sur son front. Le serveur me fit un signe pour savoir s’il remettait de l’eau dans nos verres à côté des bouteilles, en fronçant les sourcils, je le chassais de la main sans m’en rendre compte, comme une mouche.

  - “Tu vois, les Japonais sont des gens qui ont un sens de l’honneur. Il était très difficile pour les Américains de faire des officiers prisonniers parce que les militaires japonais mettaient fin à leurs jours plutôt que d’être entre les mains des Américains. Tout le monde sait cela. Mais l’autre versant de l’histoire est moins connu. Malheureusement, ce que je suis en train de te dire, a valu la mort à mon grand-père. Sur un camp de cents quarante cinq prisonniers de l’armée américaine, quarante-trois pour cent seulement sont revenus du Japon. L’armée Japonaise considérait que ces officiers n’étaient plus rien, d’autant plus qu’ils n’avaient pas eu le courage de se supprimer. Alors, là-bas, ils étaient traités comme mérité, moins que des hommes,... des moins que rien. Il fallait qu’ils deviennent invisibles.”

  Je soupirais, ne m’attendant pas du tout à entendre une histoire aussi personnelle, dans ce lounge d’hôtel bruyant et tendance. Le contraste de l’atmosphère joyeuse de soirée, le calme de Michael, concentré sur son histoire, me mit à nouveau mal à l’aise. Je m’aperçus que je craignait ne pas être à la hauteur de l’auditeur captif qu’il cherchait. Il voulait transmettre quelque chose en cet instant, c’était sûr. Il but une gorgée d’eau avec des gestes lents, et poursuivit en me regardant dans les yeux cette fois.

  - “C’est terrible. Ils l’ont torturé trois ans, ils lui ont arraché les ongles. Oui, réfléchis, à quoi ça sert les ongles ? C’est apparemment ce que les Japonais leur posait comme question avant de leur arracher un part un à la tenaille. A la fin, mon grand-père pesait moins de quarante-cinq kilos. Un petit tas d’os, avec un peu de peau dessus. Sache que mon grand-père officier n’est même pas mort en héros national.

  La mémoire a été effacée. Comme si rien n’était arrivé, tu vois. Les Américains après la guerre avaient envie de passer à autre chose, ils ne voulaient pas diaboliser les Japonais. Hiroshima avait eu lieu. Il fallait passer à autre chose, tu comprends, c’était l’ère de la reconstruction, tout le monde à la fin de la guerre avait envie de belles histoires, des histoires qui finissent bien...”

  Je restais silencieuse et me risquait à parler du Pont de la Rivière Kwai.

  Il sourit indulgent.

  - “Oui, c’est l’un des rares films qui ait trait à ce sujet, même de loin, les copies des quelques films après la guerre se sont égarées, et de toute façon n’ont jamais trouvé de distribution. Moi, je me suis lancé dans la documentation de cette période. Un travail de mémoire, tu comprends? J’ai interrogé tous les survivants du camp Japonais. Beaucoup d’entre eux étaient morts dans les années d’après, fragilisés par les mauvais traitements. Dans les personnes rencontrées, certains étaient amis de mon père, d’autres l’ont vu à la fin. Ils m’ont parlé des tortures, du harcèlement quotidien, du courage de mon père, toujours digne même les derniers jours, et de sa maigreur et sa faiblesse. Il faut savoir qu’en temps normal mon grand-père était un homme solide, d’un mètre quatre vingt dix et quatre-vingt cinq kilos. J’ai vu les photos d’avant la guerre. Il se tenait droit, la tête haute. Il avait un beau sourire, et un regard clair. Un chic type comme dirait ces amis rescapés. Il a pas choisi cette guerre, elle lui est tombée dessus ! Quel siècle si tu y penses, des carnages partout, la bombe atomique, tout ça... Certains des officiers emprisonnés pendant ces années m’ont demandé ce que je faisais, en dehors de cette année sabbatique pour écrire le livre. C’est là que j’ai vu que ça collait pas, quand je racontais que je travaillais pour une grande marque de yaourt. Ils m’ont félicité et tous dit à peu près : “Mon garçon profite, on s’est battu pour cela, la démocratie, la liberté, le choix, c’est merveilleux que tu puisses avoir la vie que tu as”.

  Je restais silencieuse de nouveau. Je murmurais.

  - “Quelle histoire !

  - Oui.” dit-il sobrement.

  La conversation ne pouvait plus reprendre normalement. Je savais qu’il avait maintenant une entreprise de conseil dans le digital et les réseaux sociaux. “Donner du lien” répétait-il pour expliquer son choix.

  Quelques minutes plus tard, il regarda sa montre, m’embrassa maladroitement sur les deux joues, presque au niveau des lobes d’oreilles, et me promit d’envoyer les références du livre sur son grand-père officier, quand il repasserait à Paris. Il voyageait beaucoup en Asie. On se croiserait peut être le lendemain au forum.

  J’annulais mon diner, et rentrais me coucher. Je n’allumais même pas l’écran télé. Je dormis d’une traite dix heures.

  Novembre 2011

  Petites confrontations