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Garance était née en 1979. Elle avait quinze ans quand Paul avait disparu brutalement de leur vie.

  Elle n’avait rien compris au film sur le coup. C’était allé trop vite. Le bateau hors bord - appelé cigarette, avait coupé leur bateau en deux. Elle s’était débattue dans l’eau projetée par le choc. Elle avait vu sa mère plus tard, livide, penchée sur le corps de Paul son frère, qui lui avait paru soudain si petit. Paul était mort quelques minutes plus tard dans les bras de sa mère. Hémorragie. La scène lui avait paru d’une violence atroce: les gens en maillots, dénudés et indécents soudain face à la mort, le sang sur le blanc des bateaux, le bleu à l’horizon impassible. L’homme qui conduisait le bateau cigarette passait son temps à s’excuser sans que personne ne songe à l’écouter. Elle, comme un gros paquet dont on ne savait que faire dans cette tragédie, on l’avait enroulée dans une serviette de plage vert amande et assise sur la banquette en cuir blanc de l’un des bateaux; la serviette avait des pois de couleur violet et orange, elle s’était concentrée dessus pendant des heures, comme on fait pour faire passer un mal de mer quand les vagues sont trop grosses, tremblant sous la serviette malgré l’épaisseur de la serviette éponge.

  Son père avait failli perdre sa jambe droite ce jour là. La violence du choc et l’hélice du bateau fuselé en avait fait de la charpie. C’est ce qu’elle avait appris plus tard.

  Après quelques heures en observation, elles étaient vite reparties de l’hôpital, puis elles avaient quitté Marseille pour Paris, comme pour s’éloigner au plus vite du lieu de la tragédie, l’effacer de leurs yeux si ce n’était pas de leur vie.

  Sa mère était vite devenue accro aux anxiolytiques.

  Elle ne disait plus un mot depuis l’accident, se maudissant d’être en vie, et de pas avoir eu même une égratignure. Paul venait à peine d’avoir douze ans. Elle se disait tous les jours, pourquoi lui.

  L’image d’un match de foot entre amis dans le château lui revenait, les jeunes jouaient contre les vieux, Paul avait alors sept ans. Ils avaient joué deux heures, les adultes pour gagner ceinturaient Paul, il était le meilleur et courait si vite qu’ils n’arrivaient pas à l’attraper. Hurlements. Rires. A la tombée du jour, Paul s’était pris le ballon en plein visage. Il n’avait pas bronché malgré le gonflement de son visage. Les parents avaient dit : “C’est pas grave”. Son père avait à peine regardé Paul plus intéressé par sa conversation et son cigare, et sa mère lui avait violemment débarbouillé sa frimousse, grimaçant devant la boue sur son maillot blanc. Garance voyait bien que Paul était sonné, mais il avait fait comme si tout allait bien. Elle lui avait affectueusement passé la main dans ses cheveux en brosse en lui faisant ce qu’ils appelaient un massage chinois, et il avait ri en la remerciant du regard et s’était blotti dans ses bras avant de s’échapper de nouveau comme un animal en fuite.

  Les gens en blouse blanche avaient dit :”Vous avez de la chance” en avalant la fin de la phrase quand ils avaient réalisé qu’un proche était décédé. Les jours et semaines suivantes, elle s’était drapée dans sa dignité et murée dans son silence. Elle n’avait jamais autant écouté de musique. Punk, comme son cousin Régis, le banquier qui avait quitté la France mais laissé ces vinyles, et lui avait permis de se refaire ses play-list en streaming. Ca lui plaisait bien cette musique d’une autre époque, avec des groupes qui avaient mal tourné ou disparus. Drogués. Obèses. Stars déchues, visages bouffis de bière et d’alcool durs. Quand les gens lui demandaient pourquoi elle écoutait cela, elle répondait invariablement. “Tu connais Mozart ? C’est pareil, c’est une musique d’une autre époque, pas la mienne, mais j’aime bien, point.” The Cure Pornography. Bauhaus She’s in party. New order. Siouxsie and the Banshees. Elle chantonnait “We die one after the other... one after the other...one after the other.” Elle n’avait pas envie de se tuer. Elle se laissait juste porter par la vie, avec un véritable doute depuis la mort de Paul sur le fait qu’elle ait un sens, puisqu’un connard ayant passé probablement le volant à son garçon de moins de douze ans de manière irresponsable, pouvait vous la retirer, comme ça, en quelques minutes, dans un bain de sang. “C’est pas de ma faute, je suis sincèrement désolé, je n’avais pas vu, je...”.

  La cérémonie, elle l’avait passée comme sous un casque de musique. Sa mère effondrée, avec les tantes autour, en noir, la soutenant telle une Piétà.

  La mère avait un rôle, on comprenait sa douleur, on la plaignait, elle non, elle était la fille qui survivait et avait de la chance, on jetait un coup d’oeil entendu, devant sa silhouette longiligne, un peu voutée par le chagrin. Le père était absent.

  Son père s’était battu, seul, toujours dans cet hôpital de la côte, loin de ce qui restait de sa famille, il ne voulait pas être amputé. Il avait demandé un grand chirurgien et avait été transporté plus tard dans une clinique renommée toujours dans le Sud.

  Elle ne se rappelait pas bien en fait, seulement qu’il n’était pas là pendant l’année d’après. Et de visites lentes et ennuyeuses, où il lui demandait comment ça allait à l’école et pourquoi elle ne se battait pas plus pour ses résultats scolaires. Elle ne se souvenait pas très bien non plus s’ils avaient gagné au procès, une histoire d’assurance, de toute façon pas son argent, et ça ne rendrait pas Paul vivant, elle ne pourrait pas embrasser sa frimousse sur le nez et mettre sa main dans ses cheveux collant de transpiration quand il avait couru, toucher la petite tache de naissance rouge à la racine des cheveux.

  Sa mère s’était mise à boire. C’était facile, elle sortait beaucoup, aimait les mondanités, et avait juste rajouté quelques verres à son rituel journalier. Le mélange avec les médicaments la rendait mauvaise. Garance détestait son haleine aigre quand elle lui faisait une scène parce qu’elle n’était pas rentrée à l’heure le vendredi soir, où que quelqu’un lui avait parlé de photos “compromettantes” sur Facebook, qu’elle l’obligeait à retirer le lendemain. Garance marmonnait: “C’est pas moi, c’est eux, ça les amuse, laisse. C’est rien, tu comprends pas, c’est pécho, ça veut rien dire...”. Sa mère hurlait, alors elle remettait mentalement son casque et se passait en boucle la chanson de Pornography. We die one after the other... Et enlevait les photos de vomis dans les toilettes, de baisers avec des garçons dont elle ne se souvenait pas.

  Elle voulait faire médecine avant l’évènement, maintenant elle voulait juste passer son permis et son bac, et se tirer de chez elle, éviter les mornes diner avec ses parents. Parfois les gens meurent, un jour, brutalement, et on ne voit que leur fantômes et on vit avec, se disait-elle en tournant dans sa main le verre en crystal avec des petits pics qui s’enfonçaient dans son pouce quand elle appuyait en laissant un point blanc quelques secondes. Sa mère avait brusquement sursauté quand elle avait posé la cuillère en argent dans l’assiette à soupe, en la foudroyant du regard. Elle s’était brûlée le palais, et passait sa langue dessus, touchant les relief comme des montagnes russes, butant contre ses dents, se mordillant la langue pour sentir la douleur.

  Garance s’était donc éloignée en trois ans. Trois longues années. Puis douze ans avaient passé. Douze ans, où elle avait coupé les ponts avec ses parents. Quand ses amis l’interrogeaient, elle évacuait rapidement le sujet “Oh, c’est du passé, tout ça, mieux vaut le laisser là où il est.”

  Elle savait que sa mère avait fait des traitements en cliniques spécialisées, et qu’elle avait apparemment maitrisé son problème d’alcool. Son père s’était remis à la chasse à cours. Le cheval lui donnait la sensation de son corps d’avant, sans boiter, sans canne. Elle le savait par des amis d’amis dont la fille était prof d’équitation là où il faisait entretenir son cheval près de Fontainebleau. Il fallait l’aider pour monter à cheval.

  Ce soir là, elle venait de rencontrer une personne qui lui racontait une autre histoire, la sienne.

  Elle avait pleuré ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.

  Le garçon qui lui parlait avait trente cinq ans à peine, chev
eux en brosse, l’oeil vif, un grand sourire aux dents blanches, et un nez qu’il fronçait quand il était amusé ce qui arrivait souvent. Patrick était commercial dans l’industrie du voyage comme elle. Attablés à une terrasse de café, ils avaient rigolé en ce moquant du directeur de réseau en l’imitant avec forces gestes :

  “Les gars, j’vous l’dit, c’est la crise ! Faut faire rêver les gens, alors vous me les faîtes ces objectifs à plus sept pour cent, on gagne le challenge, et on n’en parle plus. Top nickel. Elle est pas belle la vie? Ils sont cuits les gars des croisière après leur Titanic sur les côtés sicilienne, c’est le moment de monter au filet, go, go, go ! On va les nicker, pardonnez moi l’expression Mesdemoiselles...”

  Ils avaient commandé une bouteille de rosé, avaient invité d’autres personnes à leur table, un surfeur et son frère jumeau, beaux comme des Dieux du haut de leur vingtaine d’année, et une présentatrice de télé locale, trop maquillée et les cheveux raidis par la nouvelle mode Brésilienne, mais vive et sympathique.

  Leurs camarades d’un soir étaient tous partis vers dix heures et la légèreté de la soirée avec. Elle avait parlé de Paul. Elle évitait depuis des années ce sujet, elle détestait la pitié, la compassion, l’impression gênée des gens, mal à l’aise face aux mots terribles. Elle guettait donc sa réaction en tortillant nerveusement une mèche brune autour de son index droit.

  Patrick avait hoché la tête. Puis un silence. L’air de rien, naturel, il l’avait regardée droit dans les yeux, et il lui avait déclaré : “Le malheur, quand il te tombe dessus, tu n’y es jamais préparé, mais si tu n’y fais pas gaffe il envahit ta vie et la domine, et t’es alors plus rien. Moi, j’ai choisi de me battre, je gagne pas tous les rounds, mais je suis jamais KO”. Il avait alors, les mots sortant doucement, lentement, parlé de son fils de sept ans, perdu il y a dix-huit mois. Serge faisait de la trottinette sur le trottoir d’une banlieue résidentielle calme, chez sa grand-mère. Un motard l’avait fauché. L’homme était parti, on n’avait pas de témoins, aucune piste. De toute façon, cela ne changeait rien, Serge avait disparu. La famille s’était effondrée. Patrick aidait sa femme et sa mère à absorber le choc, et à continuer à vivre. Il aurait un autre enfant, il en était sûr, en plus de ses deux autres filles.

  Garance demanda à Patrick comment il pouvait être si gai, et heureux de vivre avec cela en lui, la mort de son enfant, la douleur de ne plus l’avoir à ses côtés.

  Il répondit à Garance : “Tu vois, je crois que Serge était un être exceptionnel. Je lui disais souvent au sport, il jouait au foot, mais il était plus petit que les autres. Allez Serge, droit dans tes talons, continue ! Je me dis la phrase pour moi tous les jours, comme s’il me la glissait dans l’oreille, et j’avance. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Serge sur terre. Je pense qu’un jour on se retrouvera. C’est un peu comme une étoile filante. Elle brille, scintille, te fais voir le monde plus grand, comprendre que rien n’est impossible, et pfouit, elle disparait laissant une trainée de feu, et toi tu te retrouves à regarder la voix lactée tous les soirs pour essayer de la retrouver, mais elle est plus là, elle est ailleurs. Paul aussi devait être une étoile filante. Tu l’as rencontré, tu as eu de la chance. Des étoiles filantes je te dis, on les retrouvera un jour, t’en fais pas, ils sont pas loin.”

  Garance répéta “étoiles filantes” comme pour s’en convaincre et lui sourit timidement, les larmes coulaient, comme si elle libérait quelque chose qui n’était jamais sorti.

  Elle avait pleuré longtemps. Il lui avait tendu les serviettes en papier de la table, puis était aller recherché des provisions au bar.

  “Une fontaine quand tu pleures, toi, c’est pas de la blague!” déclara Patrick.

  Ils devinrent amis ce soir là pour la vie, une amitié faite de longues soirées de discussions, où leurs étoiles filantes avait leur place.

  Mars 2012 Paris

  Le coucou