venons de la même ville et ce même mouvement à la fois lointain et très proche nous unit et nous sépare. A jamais. De cette ville je n’en connais que les noms du passé. Lui se souvient et les lie à son présent. Ses valeurs, des valeurs de mon père. Chez le client toujours bien rasé, une cravate sous le nez, les chaussures brillantes. Il laque les miennes tout heureux du cadeau qu’il me fait.
Tellement proches et tellement séparés que chez les deux une part d’incrédulité. Comment fait-il pour ne pas entièrement nous ressembler ? J’aurais pu soupirer. Comment se fait-il que je ne puisse être ce qu’ils sont ? Mais je connais la Scène Esthétique.
Elle nous demande de perdre de notre être, de trouver du même chez qui, chez quoi est séparé. Elle nous fait abandonner ce que nous sommes, excepté pour un temps son souvenir, mais ne nous promet rien d’autre à cet instant qu’un malaise, celui de l’étrangeté nouvellement acquise. Et le sentiment d’être encore plus séparé de l’autre que nous ne l’avions été. Avant il était un étranger, un client, un voisin, un touriste, un travailleur, un dominateur. Maintenant il est semblable à moi et tellement pas moi que je n’ai qu’une envie. Le rejeter.
Il me paraît alors normal que ressentant ce rejet viscéral qui s’est construit alors même qu’ils sont pris dans la Scène, nombre de gens rendent responsable l’Europe de les avoir peuplés d’étrangers.
Il est normal qu’ils accusent l’Europe de s’en prendre à leur être.
IV.
Si donc il est normal de s’en prendre à ce qui nous fait perdre une partie de notre être, il est normal de vouloir retrouver son être et d’agir pour cela. Cette action va à l’encontre de la Scène en formation ; elle tend à la détruire ce qui est une forme de stabilisation.
Mais pour arrêter une Scène qui se fait nous devons mobiliser autant d’énergie qu’elle en utilise pour sa construction. Arrêter l’Europe en construction implique de la violence. On nous dira que pour se faire l’Europe a utilisé une violence liée, celle des institutions. Il est donc possible de créer d’autres institutions ad hoc qui utiliseront une autre violence liée.
C’est exactement ce qui se passe lorsque des guérillas, des mouvements révolutionnaires s’installent dans des Etats formés. Une nouvelle administration se met en place et s’impose face à l’ancienne. Mais pour la remplacer cette nouvelle administration devra mobiliser une violence supérieure.
Mais dès que nous voulons arrêter une Scène qui se fait une partie plus ou moins importe de sa violence formatrice se délie. Elle devient sauvage et détruit tout ce qu’elle rencontre aussi bien le système que ses acteurs, son environnement. C’est ce constat qui pousse nombre de révolutionnaires à mettre en place des actions qui délient la violence d’un Etat contenue par ses institutions, présente et liée dans différents autres objets ou processus. Ainsi lorsqu’Alain Cotta affirme dans une interview qu’il a applaudi à l’élargissement de l’Europe dans l’espoir qu’ainsi elle se détruise, il est dans cette lignée révolutionnaire. Mais il ne voit pas que la violence déliée atteint tout le monde et détruit tout. Il n’a pas assez lu les Grecs excepté les comptes bancaires scabreux qu’ils nous présentent actuellement.
La Scène esthétique qui se fait expulse aussi ce que d’abord elle saisit. C’est un surplus, c’est indigeste, ça ne peut pas convenir, toutes les raisons peuvent être évoquées mais de toute façon une Scène expulse ce qui ne lui convient pas pour être en équilibre.
Déjà nous perdons une partie de notre être prise dans la Scène mais ce qui n’est pas pris est rejeté. Pour l’humain que nous sommes et qui se vit comme unique, une totalité à prendre ou à laisser, connaître ce sentiment est affolant. Comment je suis rejeté de là où je vis, de ma terre, de mon sol, de mon monde ?
Cette Europe fait de moi un déchet.
Ceux qui agissent sur la formation de l’Europe, sur sa stabilité, oublient qu’une excellente façon de stabiliser n’importe quelle Scène est de réinjecter en elle ses déchets.
Plutôt que d’imposer à des humains le statut de mort-vivant, profitons du fait qu’ils ont été expulsés pour faire notre construction.
Mais où se trouve le paysage stratégique ? Là devant vous, en vous, je vous le décris par petites touches.
Impressionniste et Exemplaire.
V.
Impressionniste, le paysage stratégique ne peut que se rattacher à une école esthétique, n’est-ce pas ?
Il n’est pas composé d’objets certains, il est construit, il est peint. Le peintre impressionniste apporte de la lumière touche après touche sur la toile jusqu’à ce que des figures surgissent. Il est certain que le peintre impressionniste soulignera de sombre le bord pour détacher l’objet. Mais si nous regardons la manière de peindre de Cézanne, rien de tout cela. La lumière, la couleur sont en continuité. L’objet n’apparaît que sous la forme d’une distorsion, d’une variation dirigée.
Plutôt « à la Cézanne » mais pourquoi pas autrement ? Le paysage stratégique est impressionniste dans le sens qu’il est celui qui nous impressionne ou qui va impressionner.
Il s’étend sur le fond de nos matérialités jusqu’à les travailler, les transformer. Il devient un aménagement particulier.
C’est ainsi que nous devons comprendre les destructions opérées par les Talibans en Afghanistan. Leur paysage stratégique s’impose dans la matérialité, celle-ci prise pour la Scène qu’ils veulent remplacer. Ils détruiront pour cette raison la mémoire, toute mémoire.
Car tout Scène s’installe au plus profond de chaque être, dans l’organique, le neurophysiologique, la mémoire, la sensorimotricité, ce qui permet qu’un Homme de croître, d’explorer son humanité.
Il faut donc s’interroger sur l’immobilisme des Scènes qui ont éradiqué toute autre scène. Elles sont stabilisées au plus profond des acteurs de telle manière qu’aucune autre n’est possible. Tant que ce travail n’est pas fait, c’est une Scène qui se construit. Elle est une nouveauté, produit de la nouveauté.
Cette nouveauté apparaît comme un gain. C’est une connaissance qui se révèle. Alors, chacun veut gagner, devenir un connaisseur. Il participera à la Scène. Les Totalitarismes trouvent ainsi leurs alliés.
Notre paysage s’anime. Nous voyons les objets, individus devenir acteur, se mettre en mouvement pour rejoindre la Scène, en être expulsés, aller construire d’autres Scènes. Des connaissances apparaissent.
Divers tableaux sont possibles. Ils recomposeront le paysage.
VI.
Selon que vous vous intéressez aux déplacements des individus et des objets ou au fonctionnement des Scènes, vous comprendrez ou ne comprendrez pas ce qui se passe.
Le déplacement seul ne nous apprend rien. Il est même une illusion terrible qui nous conduit au naufrage certain. Nous voyons les individus et les objets aller vers et nous regardons en arrière et trouvons une cause que nous appelons raison. Tous les déplacements vont avec raison d’une cause à une fin. Mais nous ne voyons pas ni la figure qu’ils forment ni la source de l’énergie qui les met en mouvement.
Cette énergie est violence. Ce que nous avons sous les yeux nous qui cherchons le stratège est la violence plus ou moins liée. Plus elle est déliée, plus nous devons être certains que toutes les Scènes existantes sont sur le chemin de la destruction et que de nouvelles se construisent. Elles sont à leur extrême début.
Pris dans cette violence nous sommes dans la destruction ou la forge. Epargnés nous sommes là où rien ne se passe, à l’écart des mondes de demain.
La violence apparaît n’importe où et agit n’importe où car l’extension temporelle et spatiale qui nous fait croire que cette violence peut être contenue, a un début et aura certainement une fin par épuisement, n’est qu’une illusion.
La violence disparaît lorsqu’elle est à nouveau liée dans des Scènes nécessairement esthétiques avant d’être équilibrées par des Scènes politiques.
Ces Scènes seront ce qu’elles seront. Elles seront les thèmes de
tableaux comme elles seront ce qui nous fera aimé ou détester le tableau.
Le déchaînement de la violence est la base même de la conception de la nouveauté.
Nous devons nous demander si les politiques et financiers américains qui ont dérégulé le système bancaire, permis les subprimes, l’ont fait par imbécillité, cupidité ou inspiré – volontairement ou bien malgré eux – par l’espoir de l’émergence d’un autre monde, la croyance que leur monde à eux s’épuise.
Nous nous pensons comme éternels ! Jean-Claude Barrault, ancien prêtre des jeunes, enseignant, homme attachant au demeurant portant en lui ses différences avec compassion, s’exclamait dernièrement, émerveillé, la France a mille ans ! Depuis mille ans au moins le sentiment d’être français existe. Il pense que ce sentiment ne peut être détruit comme ne peut être détruit un pays qui a un si lointain passé. L’Empire de Constantinople s’est bien effondré au bout de mille ans avant de renaître, sublimé, dans la Sublime Porte.
Ce n’est pas sous le coup des Barbares que l’Empire romain d’Occident s’est effondré. L’élite s’est détournée du bien commun. Clin d’œil à la situation actuelle !
L’Empire d’Occident s’est effondré car sa violence constitutive a été déliée.
VII.
Nous sommes à distance des