Elle avait choisi le bar à sushi. Cela la changeait des éternels room service dans sa chambre devant ses mails et CNN, ou avec des Chinois bavards et fin négociateurs, autour d’une table ronde chargée de plats trop gras. Elle faisait tourner son Chardonnay dans son verre machinalement, en observant les autres tables. Des diplomates en costume gris sombre mais sans cravate, attirés par ce quartier branché appelé le Village, de jeunes femmes de Beijing ou Shanghai, jupes courtes et bottines de couleurs vives, qui se montraient leurs accessoires achetés dans l’après-midi, un couple dont l’homme lui paraissait chinois d’Hong-Kong par son attitude et sa coupe de cheveux, et la femme, au teint clair, maigre, autrichienne par son maintien, tous les deux en train de lire leur mails sur leur Smartphone.
Elle s’exprima dans son anglais natal, fascinée par l’agilité des mains sur le plan de travail.
- Et vous êtes là depuis longtemps ?
- …
- C’est à vous que je parle.
- Oh ! Normalement, nous n’échangeons pas avec les clients.
L’homme avait les cheveux noués en un chignon bas, les traits fins, il lui semblait scandinave, mais elle n’était pas sûre.
- Vous êtes de quel pays ?
- Je suis de Copenhague.
Elle éclata de rire.
- Danish ! J’ai fait un voyage là-bas en classe de seconde, mon correspondant était un mordu de nature et du Channel Nature Discovery, et je trouvais qu’à l’école personne ne faisait rien, ils avaient même les pieds sur les tables ! C’est tranquille là-bas. Mais quelle drôle d’idée de venir s’enterrer ici à couper du poisson, avec grand art, je vous l’accorde, pour des clients désabusés ? C’est un peu comme jouer du piano dans un bar, où personne n’écoute…
- S’il vous plait, je ne peux pas trop parler… Je peux vous écouter…
Elle aimait bien la mélodie de sa voix, un peu timide, les sourcils très arqués, et le grain de beauté près de l’empreinte de l’ange sur ses lèvres.
- Je parie que vous êtes tombés dedans tout petit. Waouw ! dit-elle en observant les fines tranches de différentes couleurs, posées délicatement sur l’assiette apportée par la serveuse.
Il s’était arrêté, et la regardait déguster les petits morceaux de chair fine, les deux mains posées sur son tablier blanc immaculé.
Elle lui sourit en soulevant les sourcils en un air interrogateur, qui se voulait encourageant, et saisit son verre comme un trophée.
Sa robe chinoise en soie rouge, achetée la veille dans une boutique de la French Concession, était la seule de tout le restaurant, il semblait avoir noté d’un regard cette indifférence aux modes et l’apprécier.
- J’ai vécu un peu partout dans le monde, et j’avais un cousin qui vivait à Tokyo, c’est lui qui m’a appris les bases. On partageait la même passion pour le surf. Alors à Biarritz, on a ouvert un restau...Le matin, on se levait très tôt, il m’apprenait à choisir les meilleurs morceaux au marché aux poissons, et on coupait l’après-midi, en mettant des Symphonies de Beethoven à fond. Et puis j’en ai eu marre, j’ai voulu voir le monde, j’ai eu la chance de faire les bonnes rencontres au bon moment, et me voilà…
Il frotta ses mains sur ses cuisses puis se remit au travail, en jetant juste un dernier coup d’œil sur elle.
Elle avala une gorgée de thé vert, puis reprit son verre de Chardonnay en le fixant de ses yeux, la tête légèrement penchée. Il fit comme s’il ne voyait pas qu’elle l’observait. Au même moment, une serveuse au visage rond s’approcha du jeune homme, lui glissa quelques mots en chinois et la commande d’une table de cinq, fraichement arrivée et bruyante, visiblement des expatriés espagnols.
- Excusez-moi, je dois m’y remettre, ce n’est pas parce que je ne vous regarde pas, que je ne vous entends pas, d’accord ?
D’abord silencieuse, elle se fit la remarque que la bande son de tous les hôtels du monde se ressemblait cruellement, elle mordit dans un sashimi d’anguille grillée, avant de poursuivre.
- Oh moi, c’est une longue histoire et toute simple en même temps. Je suis née à Londres. J’ai cinq enfants. Oui, je sais, surprenant ! Je suis aidée par les gènes familiaux, ma mère et mes tantes âgées sont toutes fines, et les hanches serrées. J’ai épousé mon mari, après avoir fait de nombreuses soirées arrosées ensemble. Il est drôle ! On le recherche dans les diners, car il est « original », cela les change des femmes sans saveur qui partagent leurs journées entre les associations des écoles anglaises ou françaises et le thé de l’après-midi, où les hommes, obsédés par leurs résultats business, en compétition même pour leur temps de jogging du matin, ou leur match de tennis... Mon homme a un petit grain de folie… La dernière qu’il m’est faite… Au départ, il était banquier et il avait mis une forte somme d’argent de côté…Enfin çà, c’était il y a longtemps…Il a voulu faire un tour du monde à la voile, une course avec des sponsors, et il n’en a pas trouvé, la crise financière sans doute, et le fait aussi qu’il n’est qu’amateur, et qu’il a horreur de se vendre… Il est parti quand même, évidemment. Je me suis fait un sang d’encre pendant un mois et demi, le pire était avant le départ… Pendant la course, au final, je recevais ses mails régulièrement, et il est revenu ! Cette petite chose nous a couté cent mille euros, bagatelles ! Il crée en ce moment une nouvelle entreprise, il a décidé que les Chinois avaient un problème de poids, et son associé connaît bien le sujet. Ils cherchent des recettes chinoises, vous avez remarqué qu’il y peu de yaourts zéro pour cent ici, mais plein de sorte de champignons…Je me demande si on ne prend pas des risques en nous nourrissant ici en Chine, pas dans votre restau bien sûr…J’ai des amis qui ont détecté des masses de métaux dans le corps de leur fils cadet, c’est quand même bizarre…Et vous avez dû entendre le scandale des trois bébés morts avec du lait contaminé ?
Elle saisit presque violemment un sashimi de thon tendre, et le noya dans la sauce, après avoir remis du wasabi frais dans le récipient, en touillant maladroitement avec sa baguette.
- Non, moi mon histoire, c’est que je suis work alcoholic… je ne sais pas d’où cela vient… j’ai toujours voulu prouver que j’étais la meilleure. Je suis patronne d’une filiale d’un grand groupe anglais ici, et j’ai beaucoup travaillé à l’étranger…J’adore faire des enfants, être enceinte, c’est magique, laisser pousser la vie en soi…
Il avait fini un longue planche de vingt-quatre maki harmonieusement disposés. La jeune femme chinoise vint les chercher en le remerciant d’un hochement de tête.
Toujours concentré, il regarda fixement la jeune femme anglaise dans les yeux comme s’il la connaissait d’avant ce jour. Le ton de sa voix lui paraissait un peu snob par l’accent british, et en même temps intense et passionnée.
- Oui, j’aime les enfants. Pourtant, j’ai hésité longtemps, j’ai commencé à trente-trois ans, c’est tard pour une anglaise…J’ai une amie qui a un enfant autiste, c’est très compliqué…à vivre, il faut s’occuper de lui, on voit des progrès puis plus rien, et les colères sont violentes, totalement soudaines. J’ai une autre amie en France qui a arrêté dix-sept ans de travailler, son fils est handicapé depuis ses huit ans, une maladie dégénérative rare…Maintenant, il fait médecine, il s’en sort bien. Je me souviens de leur voiture pour les vacances, c’était une camionnette, pour que la chaise rentre, et la famille !…Je ne sais pas pourquoi, je vous parle de cela.
Il avait replongé dans la découpe de ce qui semblait une dorade, mais elle ne s’y connaissait pas en poisson, et n’était pas sûre de la couleur sous les éclairage tamisé. L’abat-jour au-dessus d’elle ressemblait à un gros cocon de verre à soie.
- C’est très laid cette chose suspendue, évidemment vous ne voyez rien, penché comme vous êtes… J’ai un fils, mon deuxième, il a une malformation cardiaque…Nous devons l’opérer tous les cinq ans, cela signifie que dans deux ans, je suis à nouveau à Londres, pour être sûre qu’il soit entre de bonnes mains. Je mets les bouchées doubles pour y être a
près ce job…Pourquoi moi ? C’est ce qu’il m’a demandé souvent, en voyant ses frères jouer au foot dans le jardin avec leurs copains. Je l’aime ce fils, peut-être encore plus que les autres, et je ne sais pas lui répondre, à aucune de ses questions, ce qu’il y a après cette vie, pourquoi on est là. Vous êtes croyant vous ? Je me souviens de la dernière fois, l’opération… comme si c’était hier…La peur. Son cri. Oui, ah ce cri, il glace chaque fois que j’y pense ! « Maman, je vais mourir, je ne veux pas y aller, aide moi ». Je me suis sentie tellement impuissante, et toute petite... Il hurlait, pleurait, et criait toujours « Maman, ne me laisse pas partir ». J’ai du le porter dans sa petite blouse d’hôpital, si frêle, si léger, en me disant qu’il avait cinquante pour cent de chance de vivre, cinquante d’y passer… Fucking statistics ! J’ai cru mourir six fois, l’opération a duré neuf heures… Il va bien maintenant, et le pire est passé, enfin je crois, je ne sais pas en fait…On ne maitrise pas grand chose en fait dans notre vie. On se rassure par des horaires, des rituels, des conversations, des maisons qu’on met des mois à aménager. Home, sweet home ! Je ne sais pas où est passé la bouteille de Chardonnay, mais j’en reprendrais bien un petit verre…
Elle soupira profondément, se prit le visage entre les mains et, comme pour chasser la fatigue, passa ses doigts fins sur son front et ses yeux jusqu’aux tempes.
L’homme derrière le comptoir s’approcha et, penché au dessus du comptoir, il lui tendit deux minuscule sashimi jaune moutarde.
- Tenez, sea orchin, c’est offert par le Bei, it’s my own interprétation…
Elle lui rendit son sourire, et avala ses larmes en même temps que la petite bouchée, ce qui lui donna un petit goût salé.
Quelqu’un avait rempli son verre, mystérieusement, et elle avala le liquide jaune clair d’un trait.
- Bon, merci, j’y vais, j’ai une chambre à the Opposite House au-dessus, c’est très bien, très pur, tout en bois et ton clair, c’est exactement ce qu’il me faut. Un bon bain dans le wood tube.
Il lui fit un signe de la main qui lui rappela un geste que faisait son fils ainé quand il disait au revoir à sa bande de copains.
Elle partit en faisant bien attention de marcher droit, car elle sentait son regard sur sa nuque.
Elle se perdit dans la dédale de portes des trois restaurants attenant, et mis cinq minutes à retrouver l’ascenseur sombre qui s’éleva silencieusement au-dessus de l’espace étrange du lobby, les mannequins de cire avançant, lui semblait-il, vers le vide. Elle entendait son fils crier. Elle s’appuya sur la coque transparente pour reprendre des forces.
Avril 2011
Madonna et Elvis à Mantes un samedi soir