Les beaux parents improbables
Fred leva les yeux au ciel.
- Ah non, ne me dis pas qu’ils débarquent ! C’est insupportable, il y a à peine quinze jours, les filles n’existaient pas pour eux, cria-t-il dans son Smartphone.
La colère lui faisait retrouver son accent du sud de la France.
- Tu t’énerves pour rien, rentre, fais le pour moi s’il te plait, ils veulent s’excuser, répondit une voix jeune s’exprimant en américain.
Quelques heures plus tard, Fred garait la voiture hybride blanche et polie à la cire devant la maison haute de la banlieue cossue de San Francisco. Il claqua la porte pour marquer sa désapprobation face à la situation et shoota dans le gazon fraichement tondu, d’un vert défiant la couleur des rizières.
Ils étaient en famille dans le jardin, les chaises longues rayées faisaient un cercle, et visiblement les jumelles, absentes, faisaient la sieste.
- Ah ! notre gendre ! s’écria un petit monsieur, chauve et bedonnant dans sa chemise rayée très Long Island, mais d’allure tonique encore. Il devait faire du vélo se dit Fred, il en avait la tête, en groupe, avec des amis le dimanche, quelque soit le temps, et toujours en tenue stretch pour ne pas laisser de prise au vent.
- Les filles sont splendides, bravo aux heureux papas! renchérit une blonde décolorée à la poitrine forte, moulée dans un tee-shirt Dolce Gabanna lavande à petits strass ; elle avait bondi de son transat blanc comme le diable d’une boite. Il décréta qu’elle était vulgaire, et se força à sourire, alors qu’il avait sonné le glas des compromis depuis bien une dizaine d’année et son entrée dans l’âge adulte.
La situation le dégoutait, aussi il se contenta d’embrasser son homme sur la joue et de tendre sa main de manière raide à ses beaux-parents, qui se manifestaient bien tardivement à son goût.
- Fred, nous sommes venus pour nous excuser. Nous savons que vous êtes furieux, dit-le père avec un air contrit, des perles de sueur sur le haut du front, qu’il épongea avec un grand mouchoir blanc.
Il se contenta de l’observer, narquois.
La femme rondouillarde ajouta, les mains sur le cœur :
- Et Simon veut aussi vous parler des religions, du pardon, c’est un acte important…Vous savez que nous sommes croyants et pratiquants bien sûr.
David, son homme, regardait ses ongles avec attention, tout en croquant des glaçons, confortablement installé dans une chaise longue, il s’esclaffa doucement à cette courte tirade.
- C’est quoi le problème ? demanda sa mère.
- Oh, le pardon et Fred, ça fait deux, et lui parler de religion, pas sûr que ce soit la meilleure idée…Sont comme qui dirait fâchés !
- Jeune homme, nous sommes venus nous excuser, et vous demander pardon, répéta courageusement le père, qui prit une serviette pour s’éponger la nuque. Il était rouge, et Fred se demanda combien d’années, il lui restait à vivre, en amateur visible de whisky du soir et de cigares, il n’était plus sûr des escapades dominicales en vélo, il faudrait qu’il demande à David si son père pratiquait un sport, si cela avait d’ailleurs un quelconque intérêt.
Il les regarda tous et s’exprima.
- Vous êtes de grands naïfs et gentils fous ou bien… d’impitoyables rationnels, des manipulateurs et des mythomanes, oui, ou bien, pire encore, tout cela réuni, je ne sais pas encore. Mais mitrailler mes filles en photos, j’ai déjà reçu le lien par Face Book ! Alors qu’il y a deux semaines, vous en étiez encore à les ignorer… Cela me laisse rêveur…C’est pitoyable en fait, vous utilisez mes filles…Je me sens dépossédé et manipulé, voilà !
- Mais c’est comme tout enfant, il n’existe pas, et ensuite il est là, c’est la vie, c’est magique…On est fier, c’est tout, dit la femme.
Fred ne la regarda même pas, et poursuivit.
- Le mariage a été fixé de longue date pour votre cadet. Vous m’accorderez que l’accouchement programmé aussi… Vous auriez pu reculer la date du mariage… un enfant en revanche, c’est naturel, c’est un cycle biologique, nous ne pouvions pas décaler la date. Alors me déplacer près de Dallas pour l’accouchement, pendant que David partait pour Washington au mariage de son frère, vous me l’accorderez, c’était moyen ! Vous voulez que je vous exprime une conviction ? … Non ? Je vous la donne quand même. Cela n’aurait pas été les jumelles d’une mère porteuse, nées d’un père homosexuel avec l’ovule d’une mère fécondeuse, et votre fils n’aurait pas eu l’idée de s’enticher de ce petit pédé français, basé à San Francisco, en l’occurrence moi, mais il aurait épousé une bonne américaine du New Jersey, comme votre cadet, rencontrée à l’Université, et non pas dans un bar gay… On n’aurait pas cette scène de jardin, sans le barbecue en plus… Parce que vous n’auriez même pas pensé un instant manquer l’accouchement et la première semaine de vie vos petites filles. Et vous n’auriez pas mis votre fils dans cette situation de chantage affectif…
- Chantage ? mesurez vos paroles jeune homme.
- Ecoutez Monsieur, je ne vous ai rien demandé, vous débarquez dans mon jardin, vous êtes les pieds sur ma pelouse, vous avez bécoté mes filles pendant des heures avant que je ne rentre… David, il y est allé à votre foutu mariage mais il ne dort plus la nuit… Vous en rajoutez encore sur les actes légaux et vous mettez notre couple en danger. David le sait. Ces enfants c’est mon projet depuis cinq ans. J’ai fait toutes les démarches, tous les entretiens. Et croyez moi, faut s’accrocher. David, il m’aime. Je l’aime. Pour les enfants, on verra. On y va à petits pas. Vous comprenez ça ?
La mère se retourna vers son fils David, qui maladroitement, passa une main dans ses cheveux. Il avait vidé le restant des glaçons dans l’herbe et regardait les morceaux de glace fondre tout en les remuant de l’orteil gauche, qu’il avait blanc et poilu, avec un ongle très court.
- C’est vrai ça que tu dors plus ? Tu as des cernes, mais je pense que c’est les nuits des bébés, on peut vous payer une baby sitteuse de nuit, Simon a les moyens de vous aider. N’est ce pas, Honey? On peut les aider.
Fred vint poser les deux mains sur les épaules de son homme, et se retint car il avait un gout de bile et envie de cracher par terre.
- Et bien parle David…
- Bon, je suis pas très à l’aise moi, je vous aime tous ! C’est vrai que je suis arrivé après l’accouchement, l’avion est parti avec six heures de retard. Pas de bol. J’ai un peu l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important.
Le père s’exclama :
- Ah, arrêtons de nous prendre la tête. David, ressaisis-toi, bon sang, c’est une histoire passée maintenant ! Fred, vous faites partie de la famille dorénavant, c’est un honneur et un plaisir de vous connaître. Et David nous a dit que vous étiez en train de régulariser les papiers pour que les enfants aient bien deux pères. C’est important ! Et comment va votre travail, il paraît que vous lancez une marque bio à l’international ? Félicitations ! Vous avez la fibre entrepreneuriale, comme moi. Je vous souhaite beaucoup de succès.
Fred ne se força même pas à dire merci.
- Je suis épuisé, je vais prendre une douche avant que les jumelles ne prennent leur biberon de seize heures. Je crois qu’on s’est tout dit de toute manière, je vous souhaite un excellent retour.
Et il s’inclina avec un petit salut à peine esquissé à la japonaise.
Au même moment, Carol, leur voisine qui avait cinq enfants, rapportait le mixer pour les jus de fruits, et une conversation commença sur le thème des meilleures poussettes, avec leur autre voisin qui s’était mis à arroser la pelouse.
Sous la douche, il essaya de se branler pour se détendre, mais le bruit des conversations et des éclats de rire qui montaient du jardin l’empêcha d’accomplir son geste jusqu’au bout.
Il n’arrivait pas à se concentrer, et se demandait s’il était capable de faire le voyage en Europe pour lancer la marque. Son CEO le relançait tous les jours pour organiser les rendez-vous avec la distribution et le convier au
x investors days.
Le savon blanc lui glissa des mains, et disparut dans l’eau de la baignoire qui s’était remplie. Il jeta un tonitruant :
- Fuck !
Et improvisa une petite chanson avec le mot interdit, cela le détendit.
- Fuck, fuck , fuck… Mother in law, Brother in law, Father in law, fuck, fuck, fuck…
Il se demandait pourquoi les filles, nées en même temps étaient aussi différentes. Il avait surnommé l’une Monkey, car elle était noiraude et poilue à la naissance, et la peau dorée. Et l’autre Angel, car la peau claire et les yeux bleu turquoise.
Une amie lui avait dit d’arrêter avec ces surnoms, même maintenant, soit disant les bébés comprenaient tout. Son père aussi lui avait recommandé d’éviter, et n’arrêtait pas de lire des livres sur la psychologie infantile.
Lui préférait y aller à l’instinct. Ce qu’il adorait par dessus tout, c’était tenir l’un des petits corps d’à peine quelques semaines, blotti contre son torse et son épaule.
- Je suis père !
Il se regarda dans la glace, fit d’un geste du doigt semblant d’effacer ses cernes qui creusaient son visage encore juvénile, et il fit une petite moue boudeuse, pour voir si son charme opérait encore.
Il avait une sacrée envie de rentrer en France, mais s’était trop tôt.
L’acte n’était pas légal chez lui. Et puis son job datait d’à peine dix-huit mois.
- Do I love David ?
Il joua à faire de la buée sur la vitre, et dessina un vague cœur. Il bondit hors de la salle de bain, une serviette nouée autour des hanches en entendant des pleurs.
Seize heures, Monkey était toujours très ponctuelle.
Mai 2011
Le cri