Read Le Coucou Page 17

Célia se sentait mal depuis le décollage de l’avion. Plus elle prenait l’avion, plus elle avait peur. Elle faisait jadis des distances de vingt-six heures sans broncher, Hong-Kong Genève Bogota. Mais depuis quelques années, elle paniquait dès les premiers trous d’air, se passant en boucle malgré elle des histoires de moteurs arrêtés, de cyclones et de crash en pleine mer.

  Peut être que le côté casse cou de son époux toujours dans la nature au quatre coins du monde la rendait nerveuse.

  Il fallait bien que l’un des deux s’inquiète pour tous. S’était elle. La maison trop isolée des vacances. La route trop sinueuse. Les guêpes dans les cannettes de soda. La box thai des garçons et les gnons avec lesquels ils revenaient, alors qu’elle avait horreur des plaies et du sang.

  La vieille dame, assise deux rangs devant elle en classe business, était arrivée au dernier moment, fluette et blanchâtre dans sa chaise roulante, avec une assistance respiratoire pour ce vol Paris Boston ; elle devait aller sur ses quatre vingt seize ans si elle en jugeait par le visage fatigué et les épaules avachies, et souhaitait sans doute accomplir ce dernier voyage pour mourir dans son propre pays,

  Célia se blottit dans son pull en cachemire et remonta le col comme pour se protéger. Célia s’appelait en fait Catharina, et son surnom était Cathie. Elevée à Boston après avoir quitté la Colombie très jeune, elle avait rencontré son mari en France à seize ans, l’avait perdu de vue et retrouvé à vingt cinq. Leur mariage avait été l’une des dernières grandes fêtes familiales. Ses frères voyageaient et ne s’était pas vraiment posé dans un pays ni même un continent. Sa soeur vivait dans un village du Sud de la Colombie. Célia refusait d’y mettre les pieds, depuis que celle ci lui avait raconté l’histoire de l’homme du bed and breakfast qui avait assassiné une femme, la décapitant, et s’était promené dans tout le village avec la tête sur un plateau, laissant les deux enfants de cette pauvre dame dans une situation absurde et tragique à la fois. Cette histoire de fou l’avait définitivement brouillée avec le pays de son enfance. Quand on l’interrogeait, elle répondait de manière laconique : “La Colombie ? C’est très beau. Les paysages sont magnifiques. Mais comment dire...” Et en fronçant le nez et en chuchotant : “C’est un peu comme le Moyen Age ici”. Quand à Boston, elle y venait de plus en plus rarement. Elle avait eu sept enfants, même si son corps n’avait pas été marqué par les grossesses, elle se sentait parfois comme l’une des mères de Cent ans de solitude, enfantant, élevant sa progéniture agitée et braillante selon les âges, dans un cycle infernal de vie, qui la dépassait. Si on lui demandait pourquoi autant d’enfants, elle répondait avec un sourire en soulevant ses gracieuse épaules : “Je ne sais pas, et pourquoi pas?”

  Sa mère avait pleuré lors de sa dernière dispute avec Yann son aîné, qui n’avait rien trouvé de mieux pour montrer son mécontentement que de jeter la poubelle par terre et d’en répandre son contenu sur le sol, au grand désarroi de son aïeule, cloitrée sur la terrasse avec son mari, et assistant à la dispute de la mère et du fils impuissante. Le jugement était grave et sans appel, Célia était trop dure, d’ailleurs sa soeur était trop flexible, elles ne savaient pas élever leurs enfants comme il le faudrait. Seuls les garçons de l’ancêtre échappaient à sa critique. Le dernier voyage avait été infernal, jusqu’au dernier moment Célia et son mari ne savait pas si les parents seraient là pour les accueillir après vingt heures de vol pour les voir, puisqu’ils ne retournaient pas leurs appels ; si bien que Célia avait espacé les rencontres avec ses parents, son père pensant systématiquement comme sa mère et la soutenant d’un silence lourd de sens.

  “Catharina ! C’est le nom de ton baptême, devant Dieu” rappelait sa mère à dessein, “Cathie !” l’interpellait parfois son mari. Elle le reprenait alors.

  Célia était son deuxième prénom et elle l’appréciait comme une nouvelle identité. La création de sa nouvelle adresse mail l’avait faite jubiler. Elle venait de se mettre à la peinture en laissant la plus petite des filles à la maternelle. Elle avait donc chaque jour de neuf heures à seize heures pour elle, et une fois ses longueurs faites à la piscine, et une fois par semaine, aidée de la nourrice rempli trois cadis de nourriture, le reste du temps était pour elle : entretenir son corps, écrire son roman, et peindre. Son maitre de recherche l’avait convaincue de passer à l’abstrait. Elle aimait aussi bien le réalisme des portraits des grands maitres, que la palette de couleur des contemporains et leurs grands aplats, elle y voyait le vide comme le trop plein de vie, et pouvait passer des heures à contempler un tableau d’une galerie déserte, ce qui la changeait de l’agitation habituelle. Souvent elle partait voir des galeries le vendredi, le jeudi soir étant le diner des mises au point familiales du fait du retour hebdomadaire de son mari dans leur grande maison madrilène. Les discussions houleuses, le mélange d’espagnol, d’anglais et de français dans les disputes, les portes qui claquaient, les crises de nerfs ou les hurlements parfois, la fatiguaient profondément.

  Son inspiration venait de Caravage, Bosch, Brueghel l’ancien, Mark Rotko, Soulages et Fontana, et bien sûr l’immense Basquiat dans sa première période, avant que Warhol, la drogue et les fêtes ne viennent selon elle tout gâcher.

 

  Célia vit l’hôtesse passer pour la troisième fois devant elle, l’air affairée et la démarche nerveuse, ses talons faisant vibrer les sièges. Son voisin de droite était obèse, il avait investit l’accoudoir comme étant le sien et son ventre se soulevait au rythme de ses ronflements. Sa voisine de gauche avait refusé de rendre le hublot, affirmant qu’elle ne voyageait qu’assise près d’une fenêtre, et se tenait raide, la tête tournée vers la vue. Elle lui faisait penser par ses traits brouillés à une femme un peu alcoolique qu’elle avait croisée dans un restaurant branché de la côte ; l’enfant de cette femme jouait avec deux couteaux pointus et dentés ; la femme parlait avec des connaissances et ne se souciait pas de son angelot blond qui raclait les couteaux l’un contre l’autre, se les pointant vers les yeux ; Célia avait saisi l’un des couteaux et expliqué le danger à l’enfant de cette table voisine ; il l’avait regardé interloqué, la femme avait haussé les épaules d’un air bovin, et puis était retournée à sa conversation.

  Coincée entre ces deux voisins qui ne lui inspiraient pas de bonnes ondes, Célia décida de regarder un film pour se détendre et, elle qui ne buvait jamais, prit une coupe de champagne pour s’en servir de somnifère. Le film de Christopher Nolan mettait en avant Batman, et une histoire de puits de lumière dans une prison sombre... Célia trouva que la femme incarnant la méchante ne semblait pas y croire, mollement alanguie même au moment de mourir, elle se souvenait vaguement l’avoir vu boule d’intensité et de passion dans un film sur Edith Piaf, quelque chose clochait, oui, c’était ça l’expression en français. Elle aimait bien l’histoire de l’enfant qui s’échappait en grimpant par le puits, alors que tous avaient échoué, et se demanda qui avait écrit le scénario, si elle recommençait une vie, elle serait productrice de film.

  Elle enleva le casque pour saisir les bruits face à l’agitation devant elle. Deux stewards et l’hôtesse de tout à l’heure déplaçaient la vieille dame, qui visiblement avait fait un malaise. Célia se félicita toute seule de son sens de l’observation, puisqu’elle s’était dit en la voyant monter dans l’avion, elle ne passera pas le trajet.

  L’agitation se calma, et le service reprit comme s’il ne s’était rien passé.

  Célia refusa le plateau d’un air pincé et demanda plusieurs glaçons dans son eau pétillante et fit partir les bulles avec la touillette.

  Elle s’assoupit.

  Elle rêva se réveillant par intermittence. Dans son rêve, elle était dans un vaste amphithéâtre grec pour voir le film d’un réalisateur reconnu, elle se disputait avec une copine de ses seize ans, mariée depuis, qui affirmait que leur ami commun avait participé au scénario du film, alors qu’il était chef opérateur. Encore une dispute. Le film commençait. A l’image, on voyait une bande de gens
bien habillés essayer de survivre à ce qui semblait une catastrophe. Ils étaient au fond d’un vaste paysage de pierre. Certains assis sur les ailes d’un avion, mais elle savait qu’il s’agissait de toute la planète. Les gens parlaient de l’eau qui allait déferler, qu’il n’y avait plus d’espoir. Dans son rêve, elle était devenu un homme et avait essayé d’atteindre le grillage loin devant et très haut, en faisait le pari qu’il n’était pas électrifié et avait ainsi réussi à atteindre un espace de long couloir de roches jaunes. Oui, la vie continuait, six personnes s’approchaient de lui en tendant les bras en avant, dont une nonne en feu, mais qui ne semblait pas en souffrir, rayonnante. Elle s’était retrouvée dans un lit d’hôpital de fortune, toujours avec une identité masculine, elle voyait la scène par son regard. De l’autre côté de la vitre, une femme était là. Une femme aimée, récemment, qui appartenait à la bande près de l’avion. La femme faisait un geste vers ce qu’elle pensait un miroir mais qui s’avérait une fenêtre vers la chambre et dessinait vaguement un coeur. On voyait son anneau à l’annulaire. Soudain elle se détachait du personnage de l’homme du rêve et se demandait s’ils allaient de retrouver.

  Célia se réveilla par l’odeur doucement écoeurante, l’associant d’abord au rêve, une odeur de chaire malade. Son deuxième rêve était court, deux hommes qui partaient sur un pont suspendu, par l’allure elle savait qu’ils étaient français, l’un petit et replet, l’autre grand et longiligne, ils ne se touchaient pas mais ils étaient amis, elle le savait. Elle voulait revenir au premier rêve mais ne pouvait pas. L’odeur persistait, et la réveilla totalement, elle ouvrit les yeux sous son masque, ota ses bouchons pour les oreilles, et renifla légèrement, comme pour tester son environnement et sa réalité. Son odorat était très sensible, et l’odeur bien réelle l’indisposait. Elle prit un petit mouchoir blanc dans sa sacoche en cuir, et l’imprégna de parfums. Fermant les yeux, elle essaya de se souvenir du rêve pour en faire un tableau. Elle voyait deux lits très réalistes à l’avant. Une main de femme qui esquissait le coeur, l’autre qui se levait pour la rejoindre, le paysage désert autour, la catastrophe et les flammes dans l’angle gauche en haut du tableau, lointaine. L’anneau était clé.

  L’odeur persistait. Ses voisins dormaient, le monsieur obèse la tête tournée vers le couloir. Cela durait trop longtemps pour que ce soit des gaz émis par ce corps volumineux, elle en déduisit que l’origine de la senteur exécrable n’émanait pas lui. Elle alerta l’hôtesse blonde qui passait, l’interpellant sèchement, comme elle faisait avec ses domestiques. La femme acquiesça d’un air professionnel et fit une phrase rassurante “Nous allons essayer de trouver une solution.” Le visage contrarié et la fixant toute les deux des yeux, elle la vit ensuite débriefer l’hôtesse aux cheveux courts qui s’était occupée de la vieille dame lors de son malaise. Tiens, se dit-elle, où était cette femme âgée ? Le siège deux rangs en avant à gauche était vide. C’était pourtant le meilleur endroit pour allonger ses jambes fluettes. Ils avaient dû l’installer ailleurs plus à l’avant.

  Afin de vérifier par elle même si l’odeur venait des toilettes, elle décida de se dégourdir les jambes comme son médecin lui avait recommandé. En ouvrant le rideau, elle vit deux hôtesses occupées à ranger les plateaux et le petit espace qui servait au service, et un steward qui visiblement les draguait. La scène était légère, et sans l’odeur désagréable qui lui faisait froncer le nez, elle aurait sourit. La lumière était rouge, et elle attendit.

  Soudain, elle vit par terre, enroulée de manière serrée dans des films transparents en plastique de rouleaux alimentaires pour congélation, un corps sans vie, à même le sol de la cabine. D’effroi, elle se mit les mains au visage.

  Quelques instants, elle crut avoir une illusion d’optique, confondant un sac poubelle avec des détritus des plateaux, avec un cadavre. Non, c’était bien un cadavre ! L’odeur provenait du corps de la grabataire. Un steward la vit, et lui demanda gentiment de ne pas rester là car elle gênait le service et le signal attacher vos ceintures venait de s’allumer, on rentrait dans une zone de turbulences. Il l’appellerait quand les toilettes seraient disponibles. Il lui parlait comme si le corps n’était pas là.

  Elle revint à son siège sous le choc. La vieille femme était décédée, l’avion ne faisait pas demi tour et poursuivait sa route comme si de rien n’était ; ils avaient même fait le service, heureusement elle n’avait rien ingurgité, sinon elle aurait contribué à cette mascarade. Elle calcula qu’il restait quatre heures trente encore. L’hôtesse blonde vint la chercher avec un grand sourire en lui disant que les lavabos étaient disponibles. Elle déboucla sa ceinture, la regarda d’un air effaré n’osant lui demander si la vieille femme était morte, pour confirmer ce qu’elle avait vu, Et prise de panique dans les toilettes à l’idée d’un cadavre à un mètre, elle faillit manquer la lunette et vit trois gouttes sur le sol gris, et fébrilement se passa les mains sous le maigre jet d’eau du lavabo. Elle sortit précipitamment de l’étroit réduit en faisant grand bruit avec le loquet de la porte. L’équipage semblait nier l’existence du corps. Le seul moment où la chose informe et enrubannée existait semblait être quand une hôtesse l’enjambait délicatement posant ses pieds menus de chaque côté pour atteindre l’un des rangements, ou lorsqu’un steward poussait même du bout de sa chaussure noir ce qui devait être les jambes.

  En sortant l’odeur lui parut encore plus forte qu’avant. Certains passagers s’étaient réveillés, et de l’autre côté du rideau, un monsieur dans la force de l’âge demandait ce qui répandait cette odeur. Apparemment, elle était la seule à avoir vu le cadavre enrubanné dans le plastique sur la gauche. L’hôtesse répondit à l’homme de ne pas s’inquiéter et qu’on était en train de trouver une solution à cet incident, elle le priait d’excuser la compagnie pour ce désagrément, demanda de ne pas utiliser les toilettes de gauche, mais ne fit aucune annonce micro.

  Célia se rassit avec effroi. Sans explication, la température de la cabine baissa dans le quart d’heure de dix degrés, et les hôtesses passèrent dans les rangs pour distribuer des couvertures en plus, en parlant d’un réglage du thermostat difficile lorsqu’un passager posait une question.

  Célia pensait à la femme et à l’ignominie de sa fin. Morte, et saucissonnée comme une vulgaire pièce de viande prête à découper, poser sur le sol en plastique d’un vol standard, avec un personnel de bord sans émotion, qui continuait sa vie comme si de rien n’était. Elle se dit qu’elle avait rêvé, que c’était une hallucination du au champagne, elle n’avait pas l’habitude de boire. Pour en avoir le coeur net, elle défit sa ceinture et repartit vers les toilettes. Le corps n’y était plus. Elle soupira soulagée et se décida à prendre un verre d’eau pétillante plein de glaçons. Cela lui remettrait les idées en place.

  Soudain, quand elle tourna vers la gauche, elle vit un homme penché sur le pauvre corps, toujours lamentablement enrubanné. L’homme avait enlevé la serviette de tissu blanche qui recouvrait le visage et soulevait les paupières, elle le vit avec effroi chercher à introduire une tige aplatie en bois dans la bouche de la morte. Elle hurla.

  L’hôtesse brune débarqua de derrière le rideau, avec une figure revêche, en lui ordonnant de se calmer. L’homme approcha d’elle, elle recula, il brandit un badge “US Marshall”. “Alors ma petite dame, on n’est pas bien non plus, j’ai des pilules si vous voulez. Prenez une petite pilule, ça vous fera du bien. Relaxez vous, on ne va pas la ressusciter.”

  Soutenue fermement par l’hôtesse blonde, qui lui broyait littéralement l’avant-bras, Célia retourna à sa place.

  Seule, au milieu des quatre cent cinquante passagers et de l’équipage.

  Elle avait comme un trou noir sur l’idée de sa destination et du but de son voyage.

  La vie lui semblait dénuée de sens. Mourir seul comme on nait seul. Elle vit ses enfants hurlant en sortant de son ventre, rouge et plissés, comme horrifiés d’être catapultés dans ce vide autour d’eux, aveugles et seuls. Mo
urir et se faire manger par les verres. Laisser les autres indifférents. Ne laisser aucune trace.

  Les choses ne seraient plus comme avant.

  Aout 2012 Biarritz

  Des bleus dans le dos