Read Le Coucou Page 13

La mer était turquoise et transparente. Le ciel bleu azur. La brise légère.

  A Moscou, il faisait au même moment entre moins vingt et moins trente.

  La famille s’était installée sur les immenses hamacs tressés près du restaurant en plein air.

  Irina vit le chinois et sa femme en honey moon ; elle les trouvait sympathiques, l’homme était attentionné et aidait sa compagne à mettre son masque et son tuba. La femme lui prenait la main pour plonger dans l’eau claire. Elle se plut à imaginer l’île merveilleuse et ce nouvel hôtel de prestige, rempli de Chinois au moment du nouvel an chinois. Que des Chinois d’Hong Kong ou de Singapour ou encore de Shanghai, ni Japonais, ni Européens, ni Américains, ni Russes comme eux. Que des Chinois. Hahaha, ce serait drôle !

  La fièvre lui enlevait la capacité de réfléchir. Sa famille continuait de vivre comme si tout était normal. Sur les marches en bois, les baby-sitteuses voilées s’occupaient d’Igor et Vanessa et du petit dernier Boris. Vautré sur le sofa au milieu des coussins verts, Vladimir enchainait bières fraiches et vodka dès quatre heures passées, accroché à son ipad et à ses deux téléphones, comme des jouets encombrants. Initialement, Irina devait venir avec sa soeur, mais le mari de celle-ci avait annulé son voyage de travail et lui avait demandée de rester à ses côtés.

  Elle était retournée en voiture électrique au bungalow.

  L’homme qui s’occupait de leur bungalow lui avait donné quatre minuscules pillules contre le rhume, et c’était tout. Elle en était à la deuxième. Il lui restait trois gélules contre la fièvre, les autres ayant été utilisées dans l’avion, et trois anti douleurs. Le médecin de l’île était parti, et elle craignait le pire. Avec précaution, comme si s’était l’élixir de vie, elle décapsula du métal la petit gélule blanche pour l’avaler avec un grand verre d’eau. Dans le lit immense mais trop court pour Vladimir, elle s’était allongée les bras en croix, après avoir pris le soin d’éteindre la clim qu’elle ne supportait pas. Le mal lui semblait descendre sur les oreilles et sur le thorax. Elle peinait à respirer, et son coeur s’affolait régulièrement quand elle perdait sa respiration, le nez bouché.

  Songes. Vladimir parlait un français impeccable avec la jeune suissesse; cette dernière lui semblait sortir avec le jeune anglais, moniteur de plongée, celui avec les grands favoris. Vladimir, où avait-il appris à parler français? Il lui semblait voir dans son regard une flamme qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. La Suisse était l’inverse d’elle, un peu ronde et musclée et un sourire à pleines dents, et le regardait avec un air gourmand. Soudain Vladimir lui disait : “Laisse Boris tranquille, tu pourris trop cet enfant, pour le construire il faut qu’il apprenne à désirer. Viens avec moi !”

  Irina se retrouvait maintenant à Venise dans ses pensées décousues. Vladimir passait sans cesse des appels dans la suite. Alors elle était partie seule dans les petites rues, traversant des ponts et des places ombragées. Elle avait des courbatures mais poussait les portes des églises, les unes après les autres, le temps d’une prière, de regarder les retables dorés et de respirer l’encens. Il ne pouvait rien arriver dans une église, on était protégé, c’était certain, sa vieille nourrice lui avait bercé les oreilles d’histoires de popes et de saints. Elle contempla une madone au regard infini triste, comme si elle savait son histoire à elle, avec un petit Jésus dans ses bras au regard d’adulte et au corps trop long. Elle repassa devant la grille fermée du musée Guggenheim. Là où Vladimir s’était esclaffé devant la statue de Marino Marini, qu’il en avait une bien plus grosse que ce type mal gaulé sur son cheval. Donc elle était du mauvais côté, il fallait qu’elle retraverse le canal pour trouver l’hôtel.

  Irina se sentit perdue, paniquée, elle ne parlait pas italien, les gens ne comprendrait pas ses questions, et de toute façon, elle ne se souvenait pas du nom de son hôtel...

  Elle s’était réveillée en sueur, courbaturée, et avec ce qui lui semblait une haleine désagréable.

  Irina était toujours seule. Quelqu’un avait ouvert la fenêtre et les vagues se fracassaient au loin avec un bruit régulier.

  Sous le sol du bungalow en bois, l’eau clapotait. La pale du ventilateur tournait lentement comme le temps.

  Image du goutte à goutte de son père mourant, il lui avait saisi la main, comme un crochet, elle s’était dégagée mais avait gardé longtemps l’empreinte de ses doigts dans sa tête.

  Vladimir entra en criant après Boris. Pour se protéger, elle fit semblant de dormir. Il alla près du lit, mit sa main sur son front. Au contact de la paume froide, ses yeux s’ouvrirent. Il lui dit: “Tu ne dors pas. Guéris vite ma petite. Tu veux bien. Tu n’es pas vraiment malade, tu le sais. C’est dans la tête. Tout est normal. Profite un peu. Regarde ce que je t’offre !” Il fit un geste vers l’infini ou la mer et le ciel se mélangeait et toqua trois fois sa propre tempe pour s’assurer qu’elle avait compris. Elle hocha la tête pour qu’il la laisse tranquille, et s’en voulut en même temps de sa soumission à un être qu’elle haïssait.

  Les enfants hurlèrent qu’ils avaient vu des dauphins sur le bateau et leur papa une raie et une tortue de mer sous l’eau, ils avaient des photos.

  Vladimir referma la porte et le bruit des voix s’atténua.

  Sa mémoire sous l’emprise de la fièvre lui faisait revenir en boucle une scène d’enfance. Il faisait sombre, sa soeur était présente dans le petit escalier de pierre qui allait à la cave, et Nathalia, leur voisine. Elles avaient mis les costumes de leur grand-mère et de leur grande-tante quand elles avaient leur âge, de longues robes qui sentaient la naphtaline et avait la couleur passé du vieux rose et d’un ivoire jauni, en tissu de crêpe pour l’une, en soie pour l’autre. Elles avaient emprunté des bas à leur mère, et s’étaient mis du rouge-à-lèvres, avec un trait vertical qui le faisait ressembler à d’improbables geishas. Leur conversation tournait autour de comment faire des enfants. Nathalia avait dit qu’elle savait et fit semblant d’en porter un, en arrondissant son ventre vers l’avant. Elle s’était précipitée aller chercher sa poupée en chiffon et un drap trouvé dans la malle de l’entrée pour simuler un accouchement. Le jeu les avait vite ennuyées. Crier “poussez” et voir le poupon apparaitre. Elles avaient changé les règles ; qui avait décidé, impossible de s’en souvenir. Mais soudain, elle se voyait docteur, toujours dans sa robe d’un autre temps, et elle baissait la culotte de sa petite voisine allongée sur le dos, en lui demandant d’écarter les jambes. Sa soeur avait mis le petit doigt dans le derrière en disant “Doucement, pour ne pas faire mal”, et en diagnostiquant qu’il fallait un suppositoire. Sur le sol, à côté, elle avait trouvé un petit caillou blanc tout rond, et elles avaient essayé de lui rentrer, mais comme Nathalia avait commencé à gémir en criant que ça faisait mal, elle s’était penchée sur le sexe glabre de la petite fille, avait effleuré les lèvres avec ses doigts, et au moment où elle allait vivement pousser dans l’autre trou avec le pouce, une femme était passée au-dessus de leur cachette. Elles s’étaient toutes les trois relevées et époussetées, et la vieille les avait regardé d’un oeil suspicieux en haut de l’escalier, à la vue de leur accoutrement et de leur air vaguement coupable. Elle se souvenait de l’odeur de ses doigts quand elle était allée se coucher. Une odeur qu’elle ne connaissait pas, un peu métallique.

  Leur voisine n’était pas dans la même école qu’elles, mais elle ne lui avait plus adressé la parole après. Elle avait essayé de lui parler, elle s’était détournée en disant “Ne m’approche plus”.

  Somnolente, la scène passait et repassait sous ses yeux.

  Elle se leva et manqua de tomber en trébuchant sur la marche vers la salle de bain pour se passer le visage sous l’eau.

  Nathalia était réapparue des années plus tard par hasard, à la sortie d’une bouche de métro pendant qu’elle fumait dehors, en attendant la fin du cours de Boris au judo, devant la voiture avec chauffeur. Elle lui avait dit “Je vous reconnais, vous n’étiez pas à habiter rue ... L’autre l’avai
t coupée en affirmant:” Vous devez faire erreur”.

  Sa peau était blanche comme la neige, elle avait des boutons d’acné sur le front, et ses cheveux roux et longs, elle avait gardé le même froncement de sourcils et les mêmes épaules larges de nageuse, et ses yeux l’avait regardé avec froideur et indifférence.

  Elle eut un hoquet de désespoir au fond de son lit.

  De famille, il ne lui restait qu’une soeur qu’elle voyait quand son mari le décidait, un homme qu’elle avait perdu depuis longtemps, et des enfants qui préféraient faire des câlins à leur nounou plutôt que de venir spontanément dans ses bras. Igor l’autre jour avait refusé qu’elle lui enlève les échardes dans son pied, et avait demandé à Vladimir de le faire. Il n’avait pas bronché quand son père lui avait littéralement ouvert le pied pour faire sortir les plus enfoncées. Elle n’avait servi qu’à tendre le coton imprégné d’alcool, et aucun des deux ne l’avait regardée. Invisible.

  Igor ne travaillait pas à l’école, mais cela lui indifférait. De toute façon que pouvait désirer un enfant qui avait tout dès qu’il demandait quelque chose à son père. Vladimir adorait littéralement Igor, son aîné, physique et solide comme lui.

  Vanessa buvait trop dans les soirées. Une maman d’élève lui avait raconté qu’elle avait embrassé quinze garçons différents la même soirée. Quand Irina avait essayé de lui en parler, sa fille avait haussé les épaules et affirmé: “Si tu écoutes tout ce qu’on dit, tu es mal, c’est une mégère, c’est tout, elle s’ennuie donc elle raconte n’importe quoi. Et puis même si c’était vrai, je fais ce que je veux de mon corps après tout.”

  Vanessa en voyant la photo encadrée de sa grand-mère avait dit à sa mère :”Tu dis que je mange pas, mais je veux pas devenir comme elle. Elle a nos yeux et nos pommettes mais elle a des jambes comme des poteaux. Regarde tes ancêtres âgés et tu sais à quoi tu ressembleras.” Cela lui fit mal. Sa mère disparue depuis longtemps était une icône pour elle et récemment son vendeur lui avait remarqué qu’il fallait changer de taille pour ses jupes achetées.

  Sa fille avait dû se rendre compte qu’elle l’avait blessée, elle lui avait fait un rapide baiser sur la joue, murmurant un vague : “T’inquiète pas, va”.

  Irina se leva pour aller mettre sa playlist de musique classique, histoire de se donner du courage, et prit une douche tiède en écoutant les suites pour violoncelle de Bach.

  La serviette lui parut suspecte par quelques tâches sombres, et elle s’allongea direct sur le lit pour se sécher.

  Elle prit tous les cachets qui lui restaient d’un coup, dans une grande poignée avec les pilules de formes et couleur différentes, huit en tout, vaguement pour guérir, pour oublier aussi.

  Les vagues au loin lui semblaient inutiles et imparfaites, de belles vagues de surfeurs mais qui donnaient droit sur la barrière de corail. Elle aimait bien les savoir là.

  Son fils cadet, Ivan, était mort deux ans auparavant. Apnée. Un enfant très doué, grand violoniste, délicat et réservé. Il avait fait la plongée de trop, un jour, chez ses grands parents en vacances à Puket. Vladimir lui avait raconté et répété la même histoire, elle y cherchait les réponses et ne les trouvaient pas. La piscine. Le déjeuner. L’enfant qui sans prévenir va s’entrainer après le repas, avec sa montre enclenchée en mode chronomètre. Le petit corps de onze ans découvert au fond de la piscine. C’est le vomi à la surface qui avait donné l’alerte que quelque chose n’était pas normal.

 

  Dans son rêve embrumé, elle chantait “Darling LillyPilly”.

  Sa mère était là, vivante, et acquiesçait doucement. C’est joli comme nom, on dirait celui d’un papillon rare, ou d’une fleur. Et joyeuse, elle répondait : “Mais non, c’est le nom d’un vin australien, de l’Eden Valley, un vin sucré, cela va très bien avec la fourme d’ambert. Maman, je vais devenir une grande sommelière, crois moi!” Sa mère hochait la tête lentement en souriant et disait : “Ma fille, tu peux tout faire de ta vie, tu es très douée, mais on nait seul et on meurt seul, c’est une certitude”.

  Etait-t-elle folle ou dépressive comme l’affirmait Vladimir ?

  Le passé prenait de plus en plus de place dans sa vie, comme si la nostalgie de moments tristes ou heureux la berçait de leur lumière et des sensations oubliées.

  Elle voyait en boucle des scènes comme un disque rayé, sans pouvoir échapper au sommeil.

  Soudain Boris arriva en criant, les cheveux mouillés et des gouttelettes sur sa peau blanche, il s’exclama joyeux : “Maman, j’ai découvert que les poissons picoraient le corail, comme les poules, ça fait un petit bruit quand on écoute, crecrecrecre ça fait, j’ai pas peur. Crecrecre, je te dis.”

  Elle réalisa que Vladimir l’avait ramenée à la vie et à la réalité avec une gifle et une bouteille d’eau sur la figure. L’évidence venait de la marque des doigts sur sa joue, elle la sentait au toucher, le récipient en verre par terre près du lit, et le drap trempé. Elle sentit un spasme dans son ventre, une douleur intense lui tordre les intestins et elle bondit vers les toilettes sans jeter un regard à son fils.

  Assise à se vider sur la cuvette, elle se demandait ce qu’elle détestait le plus en Vladimir. Ses gros orteils poilus et difformes ? Ils lui imposaient des chaussures sur mesure. La vilaine cicatrice au couteau dentelée et rosée sur la joue droite avait la palme. La peau abimée la renvoyait à l’incertitude de chaque jour. Tout est normal contrairement aux apparences.

  Elle retourna s’allonger sur le lit défait.

  Un jour peut être, elle ferait payer à Vladimir ses humiliations quotidiennes. Vengeance. La jeune Singapourienne l’avait beaucoup amusée au restaurant désert du Leaf, la veille. En attendant sa famille qui se baignait, à l’abri sur la terrasse, elle l’avait observée. Comme l’époux chinois avait refusé de sacrifier sa session de plongée pour être avec sa femme à un cours de cuisine des Maldives, elle avait demandé au cuisinier de mettre beaucoup de chili pepper dans le curry, et en avait rajouté trois fois. Il avait rejoint sa femme au déjeuner à la table d’à côté, et s’était étonné que le curry soit si épicé, et après avoir enfourné de grandes fourchettes de poissons et de sauce curry, avait bu plusieurs verre d’eau. Le chef cuisinier, complice de la jeune chinoise, était passé et avait affirmé avec un large sourire: “C’est la recette Sir, some people like it very hot !” La jeune femme s’était mouchée délicatement car elle avait voulu goûter son plat avant de passer au riz, et avait souri en échangeant un regard avec elle, à la table d’à côté. Hahaha ! La tournure d’esprit de cette femme lui plaisait, et elle enviait son geste. Elle avait trop encaissé, trop attendu.

  Boris hurlait maintenant dans l’eau, surement les palmes aux pieds, masque et tuba sur le visage car le son venait du nez. Il parlait en russe puis en anglais et répétait avec un fond d’hystérie dans la voix : “Je veux sortir. Y’a plein de poissons, ils sont plus gros que moi, avec leur grosse bouche, ils vont me manger. Ils vont me manger par petit bout.” Vladimir le sortit d’une main de l’eau et le posa sur les planches du bungalow, il lui ordonna de se taire, et lui assena :”Tu es mon fils, c’est toi le barracuda, tu manges tous les autres poissons, quand tu veux. Alors nage et maitrise ta peur. Ne sors pas avant que je te le dise !”

  Irina vit le reflet de son visage de chatte, pommettes hautes et yeux légèrement bridés dans la vitre de la fenêtre de côté, et se fit un signe de la main comme à quelqu’un qu’on connait bien.

  Boris était à nouveau dans l’eau et on l’entendait hoqueter dans le tuba. Elle l’imaginait dégouté et fasciné par l’injustice paternelle. “Mais mon petit Boris adoré, qui t’a dit que la vie était juste en général ? Je t’aime mon coeur. Je t’aime, maman est là.” murmura-t-elle.

  Décembre 2011